Préface

Ma collaboration avec Le Monde Diplomatique a commencé en mai 1994. J’ai plus tard rencontré Ignacio Ramonet, rédacteur en chef, à l’Université de Princeton lors de la conférence inaugurale de l’Institut pour l’étude transrégionale du Moyen-Orient contemporain, de l’Afrique du Nord et de l’Asie centrale, qui discutait de la théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington. Nos conversations en marge de ces débats intellectuels ont inspiré l’essai sur la citoyenneté dans le monde arabe que je présentais l’année suivante. Et le reste appartient à l’histoire.

Les idées avancées dans les différents articles que j’ai pu écrire depuis lors, et qui ont été rassemblés dans cette publication, couvrent des thèmes très divers. Certains sont étroitement liés à l’actualité. L’article sur le Maroc de septembre 1996 correspond à un moment spécifique de l’histoire politique marocaine. L’article sur la religion et la citoyenneté au Moyen-Orient d’octobre 2001 a été publié après le 11 septembre. Il analysait les facteurs culturels, historiques et politiques sous-jacents aux attaques terroristes, afin de dépasser l’essentialisation du prétendu affrontement civilisationnel entre musulmans et Occident. L’article sur la révolution tunisienne en février 2011 a été écrit lors des prémisses du printemps arabe et rend compte de la première percée démocratique de cette vague révolutionnaire historique.

Les autres articles touchent à des idées plus larges. Ils entament une réflexion sur les changements sociaux, économiques, politiques et géostratégiques du Moyen-Orient et comparent plusieurs pays, du point de vue d’un praticien de la politique et d’un chercheur indépendant qui observe avec attention ces changements depuis des décennies.

Le premier thème qui se dessine dans cette série d’essais est la déconstruction du trope orientaliste qui pose le Moyen-Orient comme le lieu du despotisme perpétuel. Certes, les régimes autoritaires abondent dans la région, mais la nature de leur autoritarisme n’est pas un phénomène propre à ces sociétés. La répression, la cooptation, la légitimation et les autres outils de gouvernance ne découlent d’aucune essence mystérieuse et ne sont pas intrinsèquement liées aux structures politiques. L’origine des États autoritaires, leur configuration et leur durabilité peuvent être expliquées par une analyse scientifique objective. Par exemple, comme je l’ai écrit en avril 2008, de nombreux régimes arabes ont amélioré à l’époque leur modèle d’autocratie, en permettant des formes de concurrence hautement contrôlées. J’expliquais ces choix comme des stratégies de survie face à la frustration de l’opinion publique.

Le deuxième thème concerne les dynamiques existantes entre Islam et démocratie où je pose l’hypothèse qu’Islam et démocratie ne sont pas incompatibles. Il ne s’agit pas ici de dire que la démocratie est inéluctable au Moyen-Orient, puisque l’effondrement de l’autoritarisme n’est pas nécessairement synonyme de démocratisation. Cependant, il est important de rappeler qu’il n’y a pas de schisme fondamental entre les libertés politiques d’une part, et la culture et la foi islamiques d’autre part. De plus, toute percée démocratique dans la région exigera que les acteurs islamiques s’expriment à travers la politique des partis et la mobilisation sociale.

Surmonter la méfiance qui assombrit souvent les relations entre islamistes et laïcs reste un défi crucial. Elle peut être comparée à la division idéologique en Amérique latine entre la gauche et la droite - bien qu’elle soit plus délicate, car la fracture islamisme-laïcité concerne non seulement les idéaux philosophiques mais aussi les notions supérieures de divinité et de foi. De longues réflexions sur ce casse-tête intellectuel ont donné lieu à ma recherche doctorale à l’Université d’Oxford, aboutissant à ma thèse soutenue en janvier 2020 intitulée :

"Réconcilier démocratisation et sécularisation au Moyen-Orient : Tunisie et Égypte en perspective comparée".

L’État est un acteur important de la dynamique qu’entretiennent religion et politique. Les analyses ont souvent tendance à effacer l’État de l’équation lors de l’étude des interactions entre acteurs religieux et systèmes politiques. Même dans les pays où la contestation islamiste est forte, le principal acteur religieux est l’État lui-même en tant que producteur de normes salafistes et d’idéaux conservateurs. Il en résulte un jeu politique complexe. En prenant part au discours religieux, les dirigeants autoritaires signalent aux islamistes qu’ils peuvent, mieux qu’eux, garantir leurs idéaux. En même temps, ils avertissent laïcs et progressistes que seules des institutions étatiques autoritaires peuvent les protéger de l’empiètement islamiste. Enfin, ils démontrent à un Occident nerveux que seuls ces États peuvent contrôler la religion et contenir les raz de marées de l’islamisme radical.

Le troisième thème concerne les intérêts géostratégiques et la scène internationale, et cherche à montrer comment ces intérêts doivent être pris en compte dans l’équation régionale. Les articles soulignent comme les frontières entre la politique nationale et les affaires extérieures au Moyen-Orient s’estompent fréquemment, et souvent sous l’effet de chocs et d’interventions exogènes. La guerre en Irak de 2003 occupe ici une place centrale. Elle a restructuré la carte géopolitique régionale et transformé les équilibres des intérêts entre les États arabes et l’Iran, ainsi que la nature du sectarisme et des mouvements populaires. À son tour, le recul de l’hégémonie américaine est devenu un thème dominant au cours de la dernière décennie, une période qui a vu les acteurs régionaux et les États se réaffirmer. Cette incompréhension implique qu’il reste difficile de discuter des affaires politiques internes de nombreux pays sans regarder le niveau régional et international. Ce qui se passe dans un contexte influe fortement sur l’autre.

Le quatrième thème commun est la Palestine, une lutte qui a toujours eu un rôle prépondérant dans le discours politique arabe. Beaucoup de ces essais expriment un vrai scepticisme par rapport à la bonne foi du gouvernement israélien à s’engager sur la voie d’une solution viable à deux États après les accords d’Oslo, et sur la capacité des États-Unis de pouvoir parrainer ce processus de paix objectivement.

Ces analyses insistent aussi sur le fait que les dirigeants palestiniens ont une part de responsabilité dans la situation actuelle. Le factionnalisme et la recherche de rente sont monnaie courante au sein du gouvernement palestinien, résultat historique de la façon dont le mouvement national palestinien a lui-même émergé et s’est mobilisé. La lutte pour la création d’un État va de pair avec la lutte corollaire pour l’autodétermination nationale. Indépendamment des intentions israéliennes concernant le processus d’Oslo, cette dernière lutte visant à créer de nouvelles institutions qui donne- raient naissance au pluralisme politique, sous la surveillance des élites dirigeantes palestiniennes, ne s’est pas produit. La question palestinienne, comme tant d’autres défis au Moyen-Orient, résulte de la convergence de ces forces déstabilisantes qui émanent de directions opposées.

Le cinquième thème traité s’est frayé un chemin au cours de la dernière décennie : le printemps arabe. Le printemps arabe n’est pas traité ici comme un événement fortuit, mais plutôt comme un processus historique qui continue à se développer. Si ces soulèvements étaient inévitables étant donnée la précarité des régimes autoritaires, ils ont, en sus, encore cours aujourd’hui. Les essais sur ce thème comparent le printemps arabe à d’autres vagues historiques de démocratisation et de transformation régionale. Ils soulignent le rôle des acteurs conservateurs de la région qui n’ont eu de cesse de monter des campagnes contre-révolutionnaires pour inverser les changements politiques déclenchés par ces soulèvements.

Pourtant, les protestations continuent jusqu’à aujourd’hui, comme l’analysent les derniers essais de ce recueil. En 2019, nous avons assisté au retour de soulèvements nationaux au Soudan, en Algérie, au Liban et en Irak, le Soudan mettant désormais en œuvre sa propre transition politique. Des manifestations et des rébellions continuent de se produire dans d’autres pays du Moyen-Orient, montrant que la capacité des citoyens ordinaires de résister à l’autorité politique demeure partie intégrante du paysage régional.

Ces cinq thèmes forment le fil rouge de ce recueil d’articles. En les relisant aujourd’hui, je considère Le Monde Diplomatique comme un foyer intellectuel qui m’a permis de devenir non seulement un essayiste mais aussi un collaborateur. Ce journal représente pour moi le forum à travers lequel j’ai construit mon indépendance non seulement en tant que penseur universitaire, mais aussi en tant que personne. Dans une ère de changement et d’incertitude post-guerre froide au Moyen-Orient, je suis fier de voir la revue maintenir son lectorat mondial et continuer à traiter des questions importantes du monde contemporain.

Être citoyen dans le monde arabe

Juillet 1995

Pas un seul régime démocratique, pas un seul État de droit dans l’ensemble du monde arabe. Cette situation scandaleuse – alors que la démocratisation avance partout sur le reste de la planète, en Europe orientale, en Amérique latine, en Afrique et en Asie – exaspère l’opinion publique arabe. Celle-ci, de plus en plus urbanisée, de mieux en mieux éduquée, réclame un véritable statut de citoyenneté qui lui permette de lutter plus efficacement contre le néo-autoritarisme des pouvoirs et contre l’offensive de l’obscurantisme islamiste.

En Europe, la modernisation politique de l’État-nation a évolué de concert avec la transformation du concept de citoyenneté. Entre le XVIIe et le XIXe siècle, à l’issue d’une longue lutte contre le despotisme, des sujets, dont la fonction individuelle essentielle était d’obéir à un pouvoir incarnant une autorité transcendantale, devinrent des "citoyens", partenaires de plein droit d’un contrat social appuyé sur une autorité nationale souveraine. Ce contrat reposait sur un ensemble de règles – les lois – auxquelles chacun se trouvait également soumis, mais dont la légitimité tenait au consentement des citoyens eux-mêmes. Sous la forme de ce contrat que respectent toutes les démocraties modernes, le devoir d’obéir aux lois de l’État est subordonné à l’obligation, pour l’État, d’assurer à ses citoyens un certain nombre de droits fondamentaux.

Toutefois, même dans les pays les plus démocratiques, la généralisation et l’accomplissement de ces droits politiques furent le résultat d’une longue suite de conflits. En France, par exemple, le suffrage des femmes a été instauré en 1945. Et aux États-Unis, le vote universel réel ne date que d’un peu plus d’un quart de siècle, lors de l’adoption d’une législation garantissant, notamment aux Noirs des États du Sud, l’exercice de leurs droits civiques. Parfois ces avancées démocratiques ont également impliqué des compromis avec des formes d’autorité politique traditionnelles : le Royaume-Uni reste une monarchie sans Constitution écrite.

Les dernières étapes de ce progrès de la citoyenneté dans les pays d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord se sont produites assez récemment, à l’occasion des grandes crises économiques, lorsque les "citoyens" ont obtenu que le contrat social inclue certains droits économiques et sociaux dans le cadre général d’un État-providence. C’est cet élargissement qui a garanti la préservation, en Europe occidentale, de l’ordre libéral et bourgeois.

Étrangement, ailleurs, dans les nouvelles nations indépendantes du monde arabe, une version de l’État-providence épaulée par une mobilisation de masse a constitué l’instrument privilégié de l’intégration civique, précédant – et empêchant souvent – le développement d’une vraie panoplie de droits politiques. Plusieurs régimes arabes, tantôt monarchiques, tantôt républicains, ont en effet érigé l’éducation gratuite, la garantie sociale et médicale, et la protection de l’emploi en autant de symboles d’appartenance à la communauté nationale. Mais, ce faisant, au lieu de créer des citoyens au sens moderne du terme, ces régimes ont produit des sujets politiques qui, pour jouir de leurs droits civils et sociaux, dépendent de la bonne volonté de leurs dirigeants.

Le rôle de la cellule familiale

D’ailleurs, sous couvert de répondre aux demandes populaires en matière de libération nationale et de justice sociale, les nationalismes arabes, conservateurs ou progressistes, ont souvent ignoré les droits civiques et politiques des citoyens.

Dans ce sens au moins, le mot de "citoyen", exhibé fièrement dans le texte de la plupart des Constitutions des États arabes, est un abus de langage. Le terme réel de muwatin (traduction usuelle du mot "citoyen") recèle en effet une connotation entièrement différente tant elle désigne des sujets politiques dont la subordination à l’État est jugée acquise, mais dont la loyauté reste toujours suspecte, et pour qui la liberté est à la fois octroyée et provisoire.

Dans ce contexte, les citoyens du monde arabe ne cessent de lutter pour donner naissance à des formes démocratiques de gouvernement, lutte immanquablement influencée par les spécificités historiques et par les données culturelles de chaque nation.

Pendant des années, historiens, anthropologues et politologues ont débattu de l’échec (ou de l’absence de volonté) des États arabes à créer une aire de citoyenneté politique dotée de droits et d’obligations clairement définis. L’influence dominante que les liens familiaux et tribaux jouent dans la structure des sociétés et des cultures arabes a été perçue comme un facteur d’explication déterminant. La famille reste, en effet, à la fois le centre de l’organisation sociale, de l’activité économique et de la reproduction culturelle. La superposition dans des relations d’autorité non familiales des modèles patriarcaux traditionnels influence évidemment la formation des sujets politiques.

Bien sûr, le développement économique, l’industrialisation, l’urbanisation et la généralisation de l’instruction publique ont bouleversé, depuis une quarantaine d’années, le rôle de la cellule familiale dans de nombreuses sociétés arabes. Mais, dans la mesure où ces changements sont restés déséquilibrés, limités et inachevés, la famille continue d’avoir une fonction à la fois cruciale et duale : d’une part, elle demeure une base essentielle de soutien et de sécurité, limitant les conséquences négatives des difficultés économiques et garantissant la pérennité des valeurs culturelles. Mais, simultanément, elle consolide les formes d’autorité patriarcale et permet plus facilement d’inhiber le développement d’une relation indépendante et adulte entre l’État et le citoyen.

Le rapport qui existe entre le chef de famille, personnage à la fois autoritaire et généreux, et l’enfant, protégé dépendant et docile, ressemble à celui qui lie dirigeants et sujets. Dans le monde arabe, le chef d’État est souvent le "père de la nation". Les légitimes prestations sociales sont, par exemple, présentées comme des "actes de générosité personnelle" concédés par un chef, et non comme les avantages collectifs alloués par une autorité exécutive.

C’est paradoxalement dans les pays les plus progressistes que cette appréhension des choses s’est le mieux illustrée. Même dans l’Égypte de Nasser (1954-1970), modèle de planification socialiste en pays arabe, la distribution des terres, les subventions alimentaires et les services sociaux furent présentés et reçus comme des dons personnels octroyés par le chef de la famille nationale à des parents nécessiteux.

Cela ne veut pas dire qu’une forte structure familiale suffit à empêcher la citoyenneté démocratique, mais cela pose néanmoins la question de savoir dans quelle mesure une structure particulière de dépendance – surtout dans un système politique confronté simultanément à une crise du développement, de l’urbanisation, de l’éducation, à l’héritage de la dépendance coloniale, aux perceptions actuelles d’une faiblesse géopolitique et à une série de cultes de la personnalité nationaux – peut servir de modèle à d’autres relations d’autorité. Et contribuer ainsi à retarder le développement politique du monde arabe.

Les liens tenaces de la solidarité tribale, ethnique et religieuse représentent le second type de défis que doivent affronter les conceptions modernes de la nation et de la citoyenneté. En rivalisant pour obtenir l’allégeance des populations, les tribus et les États-nations donnent naissance à un antagonisme collectif fondamental. Historiquement, la formation de l’État-nation moderne, qui exerce le monopole de l’autorité coercitive, a provoqué l’effacement progressif des formes antérieures d’autorité et de loyauté. Mais, dans le monde arabe, des tribus importantes d’Afrique du Nord, de la péninsule Arabique, du Nil supérieur et du désert syrien ont été capables de préserver, longtemps après le début du XIXe siècle, des degrés divers d’autonomie par rapport à l’autorité centrale.

Les États-nations, nés après le départ des administrations coloniales, ont affronté ce problème de deux manières, dont aucune n’était vraiment compatible avec les notions modernes de la citoyenneté. Dans la plupart des cas, les dirigeants arabes ont traité le défi tribal par un mélange de répression et de cooptation (mariages, alliances, faveurs personnelles, instigation de rivalités, etc.). Mais, là où le modèle défini par Ibn Khaldoun (1) a dominé, l’État a pris la forme d’une fusion entre solidarité tribale et autorité centralisée, le tout empreint de bienveillance paternaliste et religieuse. Les mouvements politico-religieux de la péninsule Arabique, et de l’Afrique du Nord représentent les exemples les plus évidents d’une telle évolution. Cependant, dans ces cas, l’extension de l’autorité centrale a reposé sur la coercition davantage que sur le consentement du citoyen, qui, seul, fonde la légitimité du contrat social moderne.

Le rôle politique de l’islam constitue un autre facteur, plus récent, que l’on met en avant pour expliquer la formation de la citoyenneté dans le monde arabe. Simplifiant un peu vite une évolution historique particulièrement complexe, les commentateurs occidentaux ont souvent observé qu’en Europe, le développement de l’État-nation et de la citoyenneté politique démocratique s’était accompagné d’une sécularisation de la politique et d’une séparation d’ordre constitutionnel entre l’Église et l’État, évolution dont on ne retrouve pas vraiment l’équivalent dans le monde arabe. Les mouvements politiques dit islamistes, bien sûr, mais aussi nombre de régimes conservateurs, ont au contraire prétendu fonder leur légitimité sur l’intégration complète de la religion et de la politique. Et les pays qui ont cherché à encourager la sécularisation se retrouvent sur la défensive, en butte à leurs propres échecs et aux résultats des erreurs qui les avaient conduits à sous-estimer l’attachement des sociétés arabes aux valeurs islamiques. Or, les invocations d’ordre religieux à une autorité transcendantale ont souvent eu pour effet de renforcer les structures de dépendance, ce qui retarde d’autant le développement d’une citoyenneté politique moderne.

Sous sa forme radicale ou conservatrice, l’appel à l’islam peut alors, au nom de la loyauté due à des traditions, se transformer en légitimation d’un ordre non démocratique servant ainsi à empêcher tout renouveau.

Du bon usage de l’islam

Toutefois, la pensée et la pratique islamiques dépassent l’islamisme autoritaire d’aujourd’hui, et les défauts de ce dernier n’impliquent nullement que l’islam soit, en lui-même, incompatible avec l’existence de droits politiques et sociaux. En fait, on pourrait même avancer que la seule répression de l’islamisme revient à ajouter à l’interdiction des avantages de la citoyenneté moderne la mise sous le boisseau des principes progressistes de l’islam en matière d’égalité et de justice. De l’islam et de ses valeurs peut découler la constitution d’un espace politique démocratique. Et aucun modèle de société laïque ou de séparation de l’Église et de l’État ne réclame qu’il soit exclu.

Le Coran et la Sunna énoncent d’ailleurs des principes tout à fait compatibles avec la citoyenneté. La Shura recommande le débat et la consultation de la communauté. Dans la tradition islamique, les formes particulières de ce dialogue social ont toujours été l’objet de discussions vigoureuses. Le courant le plus influent des juristes et des penseurs musulmans modernes, le mouvement salafia, affirme que la shura signifie aujourd’hui élections et Parlements. Cette pensée islamique recommande l’usage de la raison afin d’élaborer les nouvelles règles qui permettront, chaque fois que les Écritures ne suffisent pas à déterminer une ligne de conduite, de réagir au changement économique, politique et social.

Enfin, l’islam encourage la communauté à décider par consensus du meilleur moyen de faire progresser le bien commun. Pendant des décennies, la plupart des pays musulmans ont déterminé leurs choix politiques sur la base de ces traditions islamiques.

Au demeurant, la réaffirmation du religieux face au politique constitue un phénomène qui ne se limite pas au seul monde arabe et musulman. On le retrouve dans des pays aussi différents qu’Israël, l’Inde ou les États-Unis. L’avancée de la sécularisation ne signifie pas la disparition de la religion du domaine public. Car même dans les démocraties occidentales avancées, elle a souvent signifié un compromis entre religion et politique : le Royaume-Uni a conservé une religion d’État, et l’Allemagne subventionne les cultes. Aucun modèle d’évolution sociopolitique (les systèmes dictatoriaux eux-mêmes n’y sont point parvenus) n’a abouti à l’exclusion de la religion.

Pour revenir à l’islam, ses valeurs de justice, d’égalité et de communauté constituent des atouts certains pour le développement d’une vraie citoyenneté. Rien dans cette religion ne s’oppose à la constitution d’un espace politique démocratique. Et c’est à la construction de ce dernier que les dirigeants arabes devraient s’atteler sans délai pour affronter les défis de cette fin de siècle.

La monarchie marocaine tentée par la réforme

Pour assurer transition démocratique et pérennité du trône

Septembre 1996

Par référendum, le 13 septembre, les Marocains se prononcent sur le texte de la nouvelle Constitution. Le système institutionnel voulu par le roi Hassan II devrait être mis en place d’ici mai 1997. Face aux défis que sont la pauvreté, les inégalités et la corruption, le pays a besoin d’une profonde évolution de sa culture politique, d’une avancée significative sur la voie de la démocratie. C’est le sens des propositions de réformes que nous transmet, depuis Rabat, un intellectuel marocain.

Comme de nombreux pays, le Maroc est sommé de se redéfinir, situation propice au renouveau comme au risque de régression. Comment affronter la nouvelle donne mondiale où une plus grande rigueur économique se conjugue aux exigences d’ouverture politique et à une interaction culturelle plus intense? Comment répondre au mélange instable d’une maturité politique accrue et d’une insécurité économique grandissante, sans parler du bouillonnement de la jeunesse? Questions brûlantes, surtout pour un pays qui doit y répondre tout en assurant le bien-être de ses citoyens, la continuité de son histoire et ses traditions, son attachement à l’islam. L’aube du XXIe siècle, le parti au pouvoir, quel qu’il soit, et le prochain souverain, Mohammed Ben Hassan (1), devront prendre ces questions à bras-le-corps avec le soutien de tous les citoyens. Le Maroc doit saisir le moment historique ou régresser.

Face à l’implacable dynamique du changement, il faut réfléchir aux éléments suivants : la répartition des responsabilités gouvernementales, les impératifs de la situation économique et sociale, le rôle des partis, la place de la monarchie. Il faut clarifier avec rigueur et responsabilité un débat déjà largement amorcé. Une crise de légitimité gouvernementale affecte le Maroc des années 90.

Des essais répétés d’"alternance", ainsi que les récentes propositions émanant de la Koutla (le Bloc démocratique des partis d’opposition) ont tenté de remédier au manque croissant de crédibilité des gouvernements qui ont subi le contrecoup des programmes d’ajustements structurels successifs, de l’augmentation du chômage et des inégalités, sans amélioration proportionnelle des taux de productivité et d’investissement. Faute d’un projet social clairement défini, avec un mandat limité et une transparence insuffisante, les gouvernements ne pouvaient que voir leur discrédit s’ accentuer.

Contrairement à l’exigence d’ouverture, l’autorité effective a été monopolisée par un centre unique, le ministère de l’intérieur, dont l’indépendance à l’égard des institutions les plus établies ne cesse de croître. Son efficacité, fondée en grande partie sur la capacité à dégager des ressources pour se procurer les technologies les plus avancées et les cadres les plus qualifiés, assujettit de fait la plupart des autres fonctions ministérielles, y compris la justice, l’éducation et l’information, faisant de toute activité, de la culture à la météorologie, une question de "sécurité". Par la multiplication d’agents et de réseaux administratifs dans les régions, un "encadrement sécuritaire" s’est substitué au développement régional.

Indignation des citoyens

Ces méthodes, plutôt que de prévenir l’irruption des problèmes sociaux et politiques, les masquent, jusqu’à ce que leur gravité déclenche des opérations spectaculaires mais arbitraires. Etouffer des informations vitales touchant des problèmes de structure réduit toute chance de résoudre les problèmes dans de bonnes conditions. Des centaines de femmes à Casablanca ont été violées par un chef de police avant que cet abus d’autorité soit révélé au grand jour. Trop courant au Maroc, ce genre de "non-secret" partagé par tant de personnes résulte de l’intimidation, et accentue l’aliénation du peuple envers le régime. Développer une culture politique saine passe par la dénonciation de tous les abus, pas par leur camouflage.

La récente et intempestive "campagne d’assainissement" montre que s’attaquer tardivement à des problèmes de corruption connus de tous peut avoir des effets consternants. En l’absence d’un système de contrôle et d’explication juridique cohérente, des initiatives bien intentionnées peuvent être interprétées comme des formes de chantage judiciaire. Les explications peu claires du gouvernement, qui a justifié cette "campagne" par le développement des relations économiques du Maroc avec l’Europe, n’ont réussi qu’à indigner de nombreux citoyens, comme si la corruption et les abus de pouvoir ne devaient choquer que les étrangers.

Le problème de la corruption au Maroc ne saurait relever d’un seul département ; il réclame un changement en profondeur de la culture politique. La loi doit s’appliquer également à tous, sans privilèges dus aux relations personnelles ou à la richesse. Les passe-droits sont fréquents dans bien des sociétés, et le Maroc aura fort à faire pour mettre un terme aux habitudes d’élites gâtées. Personne ne devrait donner de pots-de-vin pour obtenir un permis ou une autorisation quelconque, et personne ne devrait pouvoir le faire pour échapper à une contravention, ou éviter de faire la queue. Ces pratiques quotidiennes humiliantes provoquent la rage du peuple, auquel manquent les moyens d’échapper aux mêmes tracas, et heurtent son sens de la dignité.

Ces frustrations, combinées aux sacrifices imposés par les réalités macroéconomiques de pauvreté et d’inégalité croissantes créent une situation sociale et politique explosive. Pris dans un dilemme entre une réforme économique nécessaire et l’intolérance de plus en plus perceptible de la population aux effets négatifs des phases successives de l’« ajustement structurel", perçues comme une réponse aux pressions de l’étranger, le Maroc ne peut tirer seul son épingle du jeu et cacher sa dépendance à l’égard de l’économie mondiale dominée par de plus grandes puissances. Son ouverture à l’investissement reste vitale et exige de libérer les structures économiques des pressions politiques qui servent à freiner l’émergence de nouvelles élites et des embrouilles bureaucratiques, souvent simples prétextes à corruption. Il faut s’assurer que la réforme économique ne profite pas aux seuls investisseurs, mais aussi au peuple.

Les maux terribles de la pauvreté, de l’inégalité et de la corruption, déplorés en Occident où ils sont perçus comme le terreau fertile de ce qu’on nomme l’"intégrisme islamique", requièrent une politique cohérente et de longue haleine. Si au Maroc les mouvements intégristes n’ont pas encore connu de développement inquiétant, le discours officiel ne peut soutenir, de manière crédible, qu’"il n’y a pas de problème islamiste". Ce phénomène s’est imposé comme expression de la résistance aux effets négatifs de la mondialisation économique et culturelle, et il pourrait représenter une solution de rechange, en l’absence d’autres mouvements mobilisateurs ou, à défaut, de justice sociale. Les zones urbaines pauvres cèdent progressivement à l’influence des islamistes, forts de leurs réseaux locaux d’aide sociale, de l’attrait moral de leur engagement dans la communauté et de leur réputation d’incorruptibilité. Dans certains quartiers, aucun mariage, aucune fête religieuse, ne peut être célébré sans l’accord d’un groupe islamiste. De nombreuses associations culturelles, professionnelles, estudiantines et syndicales sont également passées sous leur emprise.

Aucun parti islamiste ne participe encore aux élections, mais ces groupes n’en influencent pas moins les votes : l’abstention croissante et les bulletins blancs sont autant de défis silencieux, menaçants pour la crédibilité des institutions. Avec une ouverture politique, ils obtiendraient vraisemblablement des succès électoraux immédiats, qui n’auraient de graves conséquences que si l’intégrisme devenait le seul défenseur de la justice et de l’émancipation. Ainsi mis à l’épreuve, les gouvernements devront mettre en œuvre des réformes économiques qui prennent autant en compte la sécurité matérielle des déshérités que la satisfaction des privilégiés et des bureaucrates, marocains ou européens. Le Maroc est contraint à de nouvelles formes de rigueur. Le paternalisme étatique ne suffit plus, et rien ne garantit que le développement d’une démocratie politique déboucherait sur une plus grande prospérité. L’opposition devra justifier ses demandes d’augmentation des salaires et d’amélioration des services publics, en prenant appui sur des budgets bien calculés.

Le pragmatisme s’impose. Mais il faut se mobiliser sans être soumis exclusivement au dogme du marché. Tout État s’appuie sur des régimes fiscaux, des mécanismes marchands ou régulateurs, et sur sa capacité d’intervention, selon un dosage équilibré en dernier ressort à l’aune des besoins sociaux, des traditions culturelles et des attentes politiques locales. Le Maroc ne peut suivre une voie différente, ses partenaires européens et ses amis devront le comprendre.

Ces choix difficiles exigent des politiques concertées, des ressources considérables et la contribution de tous. On peut lutter contre des officiels corrompus, qui gênent les hommes d’affaires et indisposent les honnêtes gens, en organisant des rafles périodiques, mais seule la professionnalisation de la fonction publique et de la police permettra une éradication à long terme. On peut tenter de maintenir la stabilité par la répression, mais seule l’adaptation responsable des politiques sociales et économiques aux besoins fondamentaux des citoyens tracera la voie de l’avenir.

Avec le défi lancé par le souverain de faire de l’année 1996 l’Année du changement et l’apport de la Koutla sur les réformes constitutionnelles, une dynamique, sur les formes de démocratisation et l’avenir du pays, est amorcée. Les partis d’opposition, l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et l’Istiqlal en premier lieu, ont posé les problèmes de la structure législative et de la responsabilité du gouvernement envers les citoyens. Leurs propositions, leur quête de démocratie, d’égalité et de transparence méritent toute l’attention, vu leur enracinement historique et leur base populaire.

Régner autrement

Toutefois, la participation de ces formations au gouvernement n’est pas une panacée. Elles sont restées jusqu’ici trop sélectives dans leur défense de la démocratie. L’idéologie nationaliste et salafiste (2) de l’Istiqlal continue, dans de nombreux aspects, à être conformiste, l’amenant à défendre une conception figée de la société ; et le populisme de l’USFP vise à se rallier aux foules plutôt qu’à en diriger l’élan. Hésitants à se joindre à l’appel d’un million de femmes marocaines pour la réforme du code du statut personnel, ces partis ont partagé l’enthousiasme populaire pour des États arabes "progressistes" mais peu démocratiques. Ils sont par ailleurs plus enclins à mobiliser à partir des frustrations économiques qu’à présenter des programmes clairs. Leur transformation de mouvements revendicatifs en forces gestionnaires ne se fera pas sans difficultés.

D’autant qu’un problème de générations affecte ces partis comme l’ensemble de la vie politique marocaine. Dans l’espoir d’aboutir à une démocratisation contractuelle, ils ont longtemps joué le rôle d’une "opposition loyale", partie intégrante d’un système électoral pluraliste limité, qui ne remplit plus ses fonctions de mécanisme d’intégration sociale. Tenus selon eux à l’écart du pouvoir par la répression et la manipulation, ils n’en ont pas moins participé au jeu stérile des récompenses et des faveurs. La jeunesse marginalisée et les classes urbaines déshéritées, c’est-à-dire la majorité des Marocains qui décideront vraiment de l’avenir du pays, ne sont pas convaincues que les orientations et les pratiques de l’opposition la qualifient pour sortir le pays de la crise.

Réfléchir sur l’avenir du Maroc, c’est surtout s’interroger sur la place et la fonction de la monarchie, pièce maîtresse du système politique. En cette période de transition, les pressions s’intensifieront pour redéfinir son rôle. Au moment où la réforme constitutionnelle et l’accès au pouvoir de nouvelles forces politiques sont en discussion, ces questionnements sont inévitables. Il est remarquable que la monarchie bénéficie à la fois d’une large reconnaissance due à son enracinement culturel dans l’histoire, et d’un préjugé favorable de tous, citoyens et partis, pour son rôle charnière dans les changements qui se profilent à l’horizon. Elle apparaît comme un point de repère, un facteur d’unité, une institution de médiation, une constante de la société marocaine.

Pour permettre à la monarchie de devenir cette autorité de référence, de prendre de la hauteur à l’égard des affaires quotidiennes, un nouveau cadre légal et institutionnel devra rationaliser sa fonction. Des propositions de réforme devront être examinées à la lueur de leurs mérites, des mutations de la culture marocaine et du contexte mondial. Surtout, elles devront répondre à un enchaînement méthodique. Il est évident que la monarchie du XXIe siècle régnera autrement.

En prenant l’initiative de sa nécessaire adaptation, elle ne peut que sortir renforcée de ces bouleversements, alors que, en niant l’obligation de se transformer, elle risque de s’affaiblir, peut-être fatalement. A l’époque de transition démocratique que nous traversons, le climat de respect et de bonne volonté dont elle bénéficie peut changer, et très rapidement ; les exemples abondent. Ce n’est pas l’aptitude de la monarchie à gérer les problèmes du quotidien mais l’esprit exemplaire dont elle est capable, animé par l’élan d’une communauté de citoyens fondée sur un islam fort et éclairé, qui assurera son renouveau et celui du Maroc.



(1) L’actuel prince-héritier.

(2) Idéologie fondamentaliste apparue dans la lutte pour l’indépendance du Maroc.

Musulmans et citoyens du monde

Guerre totale contre un péril diffus

Octobre 2001

Le monde a changé depuis les attentats du 11 septembre. Si les coupables n’ont pas encore été identifiés avec certitude, ils comptent très probablement parmi les membres d’un réseau islamiste transnational. Que ce réseau soit dirigé par la figure quasi mythique de M. Oussama Ben Laden ou par quelqu’un d’autre, ces attentats obligent à en examiner les conséquences globales pour les pays arabo-musulmans et pour le monde.

Ces attaques odieuses se nourrissent, dans le monde arabe et musulman, de la colère et de l’humiliation des laissés-pour-compte d’un ordre mondial qui les marginalise. L’existence d’un réseau capable d’une violence aussi extrême au nom de l’islam nous force, nous, musulmans, à clarifier notre position par rapport au "fondamentalisme islamique". L’Occident a sa part de responsabilité, mais nous ne pouvons-nous défausser de la nôtre. Je me réfère à la montée d’un islam politiquement et socialement totalitaire, organisé en groupes armés qui promeuvent leur interprétation unilatérale des textes sacrés. La majorité des musulmans veulent vivre leur religion en paix aux côtés de leurs voisins de confession différente, en bénéficiant des possibilités nouvelles qu’offre le monde contemporain. Ils ne cherchent nullement à obliger les citoyens musulmans et non musulmans d’un pays à vivre selon un mode unique. Pas plus qu’ils ne veulent mener une guerre contre le monde pour propager leur religion. Ces tensions entre mode ouvert et mode totalitaire de vivre sa foi ne concernent pas que les musulmans. Il existe aux États-Unis un courant chrétien fondamentaliste, tenant un langage digne de celui de Ben Laden. Au nom de leurs revendications religieuses d’un Grand Israël, des colons juifs extrémistes sont également prêts à conduire le monde à la guerre.

L’influence des mouvements islamistes sur les masses déshéritées des sociétés musulmanes a eu pour effet d’isoler encore plus les élites musulmanes cosmopolites. Ces élites vivent confortablement sous des régimes qui continuent de tolérer les inégalités et la pauvreté massive. Des régimes qui, au départ, ont utilisé les mouvements islamistes comme contrepoids, pour réprimer d’autres formes d’opposition.

Le succès de ce type d’islamistes prouve que les musulmans épris de liberté n’ont pas su défendre leur cause avec suffisamment de vigueur, et montre aussi l’urgence du travail à accomplir. Tout musulman d’aujourd’hui, qui s’épanouit dans un monde multiethnique, multiculturel et multiconfessionnel, doit défendre un islam tolérant avec passion. Cela signifie qu’il nous faut tout autant défendre la justice sociale, les institutions politiques démocratiques et les relations internationales qui respectent la dignité et la souveraineté de toutes les nations.

De tels engagements exigent beaucoup de courage politique, faute duquel nous ne parviendrons pas à empêcher l’islam de tomber entre les mains de tueurs qui le détournent. Il n’y a rien de contradictoire à être, à la fois, musulman, défenseur des démunis, des Palestiniens, et citoyen du monde. Nous devons lutter pour ces idées dans nos sphères sociales respectives. Les événements du 11 septembre sont venus rappeler l’urgence de cette tâche. C’est à nous, musulmans, que les auteurs de ces attaques ont lancé un défi. Il nous faut le relever.

Les dangers découlant de ces événements sont d’une extrême gravité. Ce ne sont pas des actions terroristes comme les autres, celles perpétrées, par exemple, par l’IRA, l’ETA, les Palestiniens dans les années 1970, ou même les récents « attentats-suicides" au Proche-Orient. Ces actions avaient pour but d’attirer l’attention sur un grief ou de venger un acte particulier. Elles constituent toujours un appel à la réparation de ce qui est ressenti comme une injustice. La responsabilité en est revendiquée pour leur donner un sens politique.

Les attentats du 11 septembre ne sont liés à aucune situation précise. Ils n’ont pas pour motif essentiel de réparer un tort particulier, mais s’inscrivent dans une stratégie, ancrée dans une conviction religieuse, visant à entraîner dans une guerre globale contre l’"Occident" l’ensemble d’un "monde musulman " qui en sortirait victorieux.

Le petit groupe responsable de ces attaques sait qu’il ne peut livrer un tel affrontement que s’il parvient à provoquer chez une grande partie des musulmans la colère et la détermination absolues qui motivent les quelques milliers de membres de leur mouvement. D’où le refus, logique, de revendiquer ces attentats. La finalité est de provoquer un conflit plus vaste. Les attaquants veulent qu’il soit difficile de savoir exactement qui condamner et qui frapper, qu’il soit difficile de ne pas riposter contre un vaste ensemble de cibles musulmanes, dans l’espoir que des représailles aveugles attiseront la colère de tous les musulmans.

"Nul n’a le droit à l’erreur"

S’ils parviennent à ce résultat, ils auront remporté une bataille décisive et se prépareront à livrer avec plus de force encore l’inévitable bataille suivante. Le soulèvement général du monde musulman, leur seul espoir de victoire, n’en sera que plus imminent.

Nous devons maintenant prendre au mot les auteurs de ces attaques, qui parlent de guerre sainte depuis longtemps et que nous avons longtemps considérés comme marginaux. Ils ont attiré sur eux l’attention du monde et nous obligent à prendre conscience de leur détermination. Qui connaît le monde musulman n’aura pas de mal à imaginer l’éventualité d’un tel soulèvement, sinon à l’échelle apocalyptique imaginée par les pirates, du moins à une échelle régionale ou nationale.

Comment quelques milliers d’individus fabriquent-ils leur version d’un "choc des civilisations" dont nul ne veut? Il suffit d’examiner les conséquences possibles des représailles américaines pour constater que les pirates de l’air ont peut-être trouvé une réponse à cette question.

Les États-Unis riposteront à ces attentats avec force, pas seulement par vengeance, mais parce que les attentats ne cesseront qu’une fois leur racine coupée. Mais, pour les raisons mentionnées, il est difficile de cibler la racine. Il s’agit d’un réseau modeste, bien disséminé et caché, dont les membres évoluent au sein d’une masse de gens qui partagent leurs frustrations. Le conflit pourrait échapper à tout contrôle. En cas d’attaque américaine contre l’Afghanistan, un défi sera lancé au Pakistan. Il n’est dans l’intérêt de personne de voir s’installer un régime islamiste de type taliban dans un pays détenteur d’armes nucléaires. Comment l’Inde, autre puissance nucléaire, réagira-t-elle? Et la Chine? Comment réagiront les Russes en Tchétchénie et dans l’ensemble du Caucase?

Les événements à venir toucheront les communautés musulmanes des Balkans, au même titre que celles d’Europe occidentale, d’implantation plus récente. Si les États-Unis ne parviennent pas rapidement à des résultats à la hauteur du drame, ils risquent d’être tentés par une dangereuse escalade. S’ils attaquent l’Irak, le conflit s’étendra, les troubles n’épargneront alors aucun pays.

C’est pourquoi la stratégie américaine la plus efficace consiste à cibler la riposte très précisément. Dans un même temps, les Américains devront résister à la tentation de faire pression sur les gouvernements arabes pour qu’ils s’en prennent injustement aux courants islamistes pacifiques, ce qui engendrerait au niveau national le cercle vicieux qu’il faut éviter. On ne peut espérer isoler les coupables, dissuader de nouvelles recrues et empêcher un soulèvement qu’au moyen d’une approche d’ensemble.

Cette stratégie nécessite une réévaluation fondamentale de la politique américaine vis-à-vis des sociétés arabes et musulmanes. En premier lieu, les États-Unis doivent exiger que cesse l’occupation par Israël des territoires palestiniens et accepter le droit des Palestiniens à un État indépendant avec pour capitale Jérusalem, ville sainte pour tous les musulmans.

Ce réexamen de la politique américaine est la condition indispensable à toute "victoire" dans cette "guerre d’un genre nouveau". Invoquer la patience, en promettant de traiter le problème de la Palestine après avoir réglé celui du terrorisme, n’est plus crédible. Cette carte a été trop utilisée déjà : la dernière remonte à la guerre du Golfe, il y a dix ans, et on attend toujours le résultat. C’est en fonction de ce qui sera fait à ce sujet, dès aujourd’hui, que des centaines de millions de musulmans et de nombreux Européens se situeront immédiatement par rapport aux décisions américaines.

Les États-Unis doivent également considérer leur responsabilité dans la création d’un "terrorisme" qui s’est retourné contre eux. Ils ont promu ce "terrorisme", en créant des réseaux à leurs propres fins et en soutenant des régimes répressifs qui terrorisent leur propre peuple. Se livreront-ils à un examen critique de leur recours à des fanatiques, à l’instar de nombreux régimes arabes, pour servir leurs propres intérêts?

La violence est mondialisée. Les conflits, les injustices et les victimes de "là-bas" frappent à notre porte. Qui dit politique internationale dit politique locale, et les dirigeants vont devoir répondre de leurs actes devant le monde entier. La pauvreté, l’inégalité, la répression et l’arrogance sont autant de problèmes à résoudre. Les ravages de la mondialisation néolibérale se font sentir à Wall Street comme dans les villages d’Asie centrale. Il s’agit de problèmes de sécurité globale. Cette fois, nul n’a le droit à l’erreur.

Le monde arabe au pied du mur

Face à l’occupation américaine de l’Irak

Octobre 2003

La "pax americana" semble avoir fait long feu. En Palestine, la décision de principe d’expulser le président Yasser Arafat a fini d’enterrer la "feuille de route". En Irak, le chaos s’étend avec la recrudescence des attentats visant l’occupant, mais aussi ses collaborateurs et les Nations unies. Et, faute de restituer la souveraineté aux Irakiens, le vote par le Conseil de sécurité des Nations unies d’une résolution ne suffira pas à sortir les États-Unis du bourbier. A treize mois de l’élection présidentielle, M. George W. Bush est donc confronté aux premiers échecs de la stratégie néoconservatrice pour "démocratiser" le Proche-Orient. Le monde arabe saura-t-il reprendre l’initiative?

"Faites attention à ce que vous demandez, dit le proverbe, vous pourriez l’obtenir." Les États-Unis semblent avoir obtenu ce qu’ils voulaient en Irak : une victoire militaire rapide — qui a éliminé M. Saddam Hussein et les menaces que celui-ci faisait peser, quelles qu’elles fussent — et une tête de pont dans leur projet de remodelage démocratique du Proche-Orient.

Quoi qu’on pense de cette stratégie, Washington en a indiscutablement une : celle, audacieuse, d’une grande puissance mobilisée pour parvenir à ses fins. Si elle ne nous plaît pas, à nous de mobiliser nos propres forces au service de notre propre ordre du jour. Mais il nous faut aussi reconnaître l’indéniable disparité des forces. La majorité du monde s’opposait à cette guerre, mais elle n’a pas pu l’arrêter. Plus pathétique encore, le monde arabe et musulman n’a pas pu résister à ce projet, et n’a même plus la force de trouver en lui l’unité et la volonté nécessaires pour défendre ses intérêts. Les slogans triomphants de l’unité panarabe ont laissé place à la reconnaissance désabusée d’une faiblesse politique, sociale et militaire débilitante. Tant que nous ne surmonterons pas cette vulnérabilité, les priorités seront fixées par d’autres. En décidant de conquérir l’Irak, les États-Unis ont établi un ordre du jour auquel, tout comme nous, ils doivent maintenant faire face. Espérons que les Arabes en profiteront pour le façonner dans un sens favorable à leurs peuples.

Du point de vue d’un nationalisme arabe libéral, pragmatique et démocratique, de nombreux changements s’imposent au Proche- Orient. Refus obstiné d’une réforme démocratique, persistance de régimes politiques fondés sur un homme fort ou un parti unique, incapacité à régler des problèmes économiques et sociaux flagrants, influence grandissante de courants intégristes et djihadistes, multiplication de situations politiques polarisées entre intégrisme et tyrannie laïque : tous ces éléments contribuent à dessiner un paysage très tourmenté. Et aucun mouvement à même d’impulser une évolution — qu’il ait été suscité par des régimes, par des élites ou par la rue — n’y est apparu.

Dans un monde saisi d’effroi par l’instabilité des États et l’agressivité des acteurs qui leur échappent, il y a de bonnes raisons de vouloir que les sociétés arabes évoluent. Cette préoccupation, les événements du 11 septembre 2001 l’ont fait passer au premier plan en Occident. Le Proche-Orient semble avoir supplanté l’Europe comme centre de la politique mondiale là où la route bifurque et où des choix déterminants pour l’avenir du monde vont devoir être bientôt faits.

Une vision élaborée avant le 11 septembre

Plutôt qu’au champ de bataille du "choc des civilisations", pensons à une forge où seront coulés de nouveaux paramètres mondiaux d’équilibre et de coopération. Parmi ces derniers figurent les notions de démocratie, de légitimité populaire et de droit international, d’autodéfense, de souveraineté nationale, mais aussi l’idée de "préemption", avec le droit de posséder, d’utiliser ou de menacer d’utiliser des moyens violents, à une échelle limitée ou massive, pour parvenir à ses fins.

Autant de concepts sur lesquels persiste un désaccord, qui n’a rien de surprenant. La tentative américaine d’imposer une direction à cette évolution historique, pour audacieuse qu’elle soit, n’en reste pas moins pétrie de contradictions. C’est un projet dont les effets réels risquent de différer radicalement des buts recherchés.

Les motifs invoqués avec le plus d’insistance par Washington pour justifier son intervention en Irak les armes de destruction massive, les liens de M. Sad dam Hussein avec Al-Qaida et la menace représentée par le régime baasiste — sont en fait les moins convaincants. Leur crédibilité, déjà très limitée au sein de la communauté internationale, s’est tellement effritée, même aux États-Unis, qu’ils ne méritent guère qu’on en parle. D’ailleurs, les avocats les plus ardents de la guerre au sein du gouvernement américain ont admis que ces justifications relevaient plus de la "commodité" que de la réalité.

L’action américaine s’explique autrement. Les faits établis indiquent que la conquête de l’Irak marque la première grande étape d’une redéfinition de la géopolitique mondiale et du rôle que les États-Unis entendent y jouer. Cette vision a été élaborée avant le 11 septembre, mais les crimes commis ce jour-là ont permis d’obtenir le soutien du peuple américain et de se muer en guerre mondiale contre le terrorisme.

La "Stratégie de sécurité nationale des États-Unis" (National Security Strategy of the United States, NSS) a été publiée en septembre 2002. Le journaliste William Pfaff a parlé à son propos de "dénonciation américaine implicite de l’ordre d’État moderne qui gouverne les relations internationales depuis 1648 et le traité de Westphalie (...) avec pour but de remplacer le principe existant de légitimité internationale". Ce document, poursuivait Pfaff, "affirme que, si le gouvernement américain décide unilatéralement qu’un État représente une menace future pour les États-Unis, (...) ceux-ci interviendront préventivement pour éliminer la menace, si nécessaire en procédant à un "changement de régime" (2)". Il préconise une domination américaine dans toutes les régions du monde et insiste sur le fait que les États-Unis "agiront préventivement", afin "d’anticiper (...) des actes hostiles de la part de [leurs] adversaires et de dissuader des adversaires potentiels d’accroître leur force militaire dans l’espoir de surpasser ou d’égaler" leur puissance.

Selon cette doctrine, les États-Unis doivent en effet s’assurer une "force militaire sans égale" pour pouvoir imposer partout leur volonté. Il leur faut donc anticiper l’apparition d’États capables, par leur armement nucléaire, de bloquer leurs impératifs — l’Irak représentant, à cet égard, un pays-clé dans une région-clé. Mais il s’agit aussi d’empêcher qu’un jour des puissances nucléaires concurrentes — comme la Russie ou la Chine — ne remettent en question leur hégémonie globale.

La guerre en Irak marque l’apogée d’une décennie de travail intellectuel et politique intense d’un petit groupe de néoconservateurs (3), lesquels ont formé, avec des intégristes chrétiens et des militaristes, une nouvelle coalition impériale qui s’est cristallisée sous la présidence de M. George W. Bush.

Au Proche-Orient, cette stratégie implique de changer radicalement le cours de l’histoire en favorisant l’adoption des valeurs politiques et économiques américaines, dans l’espoir que des valeurs complémentaires — morales, culturelles et même religieuses — suivent. Selon ce scénario, la conquête de l’Irak est censée arrêter la propagation de l’intégrisme islamique, affaiblir le soutien à la résistance palestinienne et amener Palestiniens et Arabes à accepter un plan de "paix". Elle vise aussi à placer les États-Unis au cœur de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) afin de renforcer à la fois la discipline des prix du brut et la position mondiale centrale du dollar.

Voilà une vision audacieuse, presque missionnaire. Des érudits tels que Bernard Lewis et Fouad Ajami ont contribué à convaincre Washington que la décadence d’un monde arabe incapable de se réformer allait générer des formes toujours plus virulentes de terrorisme anti-américain. La promesse de l’après-11 septembre, c’est que l’élimination de régimes comme celui de M. Saddam Hussein et la transformation de la culture politique du Proche-Orient empêcheront les groupes extrémistes du type Al-Qaida d’accéder aux armes de destruction massive. Cette stratégie se présente donc comme une nécessité défensive.

En réalité, la véritable menace provient des armes nucléaires, qui requièrent des ressources industrielles et scientifiques moins répandues et plus faciles à contrôler. Le gouvernement américain utilise l’expression "armes de destruction massive" pour confondre les armes nucléaires avec les armes biologiques et chimiques, bien que ces dernières se révèlent, à l’expérience, d’un emploi difficile et peu efficaces. Mais elles sont beaucoup plus faciles à fabriquer et à dissimuler. On peut ainsi désigner n’importe quel pays arabe ou musulman doté d’une industrie chimique ou biopharmaceutique rudimentaire comme potentiellement dangereux : il pourrait un jour fournir ses armes à un groupe terroriste susceptible de s’en servir contre les États-Unis ou leurs alliés. Cela revient à dire aux pays du Proche-Orient que le fait d’atteindre un certain niveau de développement industriel sera considéré comme une menace en soi si ces pays ne s’amarrent pas solidement au camp américain.

Qui plus est, tout en exigeant le non-développement des armes nucléaires, cette stratégie abandonne les moyens de contrôle de la prolifération nucléaire internationalement acceptés, via les traités, au profit d’une doctrine plus agressive, unilatéraliste et "préemptive" (lire "Washington relance la prolifération nucléaire") : la "contre-prolifération" consacre en effet la possession d’armes nucléaires par les États-Unis et leurs alliés proches ainsi que la menace de les employer.

Plus troublant encore : la force militaire constitue le principal moyen qu’envisage la nouvelle stratégie pour parvenir à ses fins. Si les États ne s’alignent pas, les États-Unis se chargeront de les aligner, via des "changements de régime" unilatéralement imposés, au mépris du droit international. Leur engagement "humanitaire" et "progressiste" n’est qu’un enrobage formel de la conquête. Les problèmes politiques et sociaux locaux? Des épiphénomènes qui se résoudront rapidement après une démonstration de force écrasante — le seul langage qu’"ils" comprennent. Le discours néoconservateur sur la "libéralisation" et la "démocratisation" prétend avoir raison de cultures entières.

Angoisse devant tant d’acharnement

Un projet aussi agressif représente un énorme pari sur l’efficacité de la technologie militaire. D’ailleurs, la communauté internationale l’a en grande partie rejeté. Quant à l’opinion publique américaine, très ombrageuse lorsqu’il est question de victimes, elle ne l’a accepté qu’une fois persuadée de l’existence d’une vraie menace et d’une réelle possibilité de succès. Les partisans de cet unilatéralisme agressif savaient qu’ils ne vendraient pas leur entreprise "en l’absence d’un événement catastrophique et catalyseur — comme un nouveau Pearl Harbor (4)" : seul le traumatisme du 11 septembre a emporté l’adhésion.

Réduits au silence, les cercles traditionnels de l’establishment américain de la politique étrangère éprouvent, eux aussi, quelque angoisse devant tant d’acharnement. Chacun comprend le danger que comporte le projet de déstabilisation de l’ensemble du monde arabe. Même un ancien secrétaire d’État du président George Bush père, M. Lawrence Eagleburger, a déclaré : "Si George [W.] Bush décidait de lâcher ses troupes contre la Syrie et l’Iran (...), moi-même je serais d’avis qu’il faut le destituer (5) ..." L’Iran, la Syrie, et même l’Arabie saoudite, de plus en plus critiquée, se trouvent dans la ligne de mire.

L’évolution de ces trois pays aggravera les tensions, aux États-Unis, entre traditionalistes et néoconservateurs. En Iran, les premiers souhaiteront cultiver des liens avec les Iraniens modérés, afin d’encourager la réforme à long terme du système politique, de négocier une solution sur la question nucléaire, de maintenir un approvisionnement stable en pétrole et, au-delà, de mieux coopérer avec les chiites d’Irak. Convaincus de la difficulté d’une opération militaire contre Téhéran, ils préfèrent soutenir les changements en cours. A l’inverse, les néoconservateurs manquent du minimum de patience nécessaire pour rechercher un accommodement avec ces religieux "pas si intégristes", dans l’espoir "naïf" qu’ils renonceront, "comme promis", aux armes nucléaires. Ce qui laisse présager une confrontation imminente (lire "Menace iranienne, menace sur l’Iran").

En ce qui concerne la Syrie, Washington veut qu’elle cesse de soutenir les militants palestiniens et le Hezbollah libanais. Les traditionalistes seront sans doute prêts à lui accorder, en échange de ces concessions, des garanties sur le Liban, le Golan et la stabilité du régime baasiste. Les faucons, eux, semblent résolus à l’affrontement, accusant Damas d’abriter les armes de destruction massive de M. Saddam Hussein, si ce n’est ce dernier. Les forces américaines en Irak sont allées jusqu’à pénétrer sur le territoire de la Syrie, pourtant considérée comme "l’un des alliés les plus efficaces de la CIA en matière de renseignement dans la lutte contre Al-Qaida (6)".

L’Arabie saoudite illustre l’opposition radicale entre traditionalistes et néoconservateurs. Les premiers, préoccupés avant tout par le pétrole, ont toujours entretenu des relations protectrices avec la monarchie saoudienne, qui, depuis le pacte passé en 1945 avec le président Franklin D. Roosevelt, garantit l’accès américain à des ressources pétrolières sûres et peu chères. Les seconds entendent faire preuve de "dureté" à l’endroit de Riyad, qui, outre son soutien à la cause palestinienne et au radicalisme islamique, se voit accusé d’avoir financé les attentats du 11 septembre ou su qu’ils allaient se produire. Que M. Oussama Ben Laden et la plupart des pirates de l’air soient saoudiens témoigne sans conteste des dangers du wahhabisme radical. Négligents envers ce dernier pendant la guerre froide, les néoconservateurs exigent désormais que le régime saoudien se sépare de ce courant de l’islam, sur lequel repose sa légitimité...

Cette attaque tous azimuts et ses effets prévisibles inquiètent les partisans d’une politique étrangère modérée. Ceux-ci, aux États-Unis comme dans le monde, redoutent que les intégristes radicaux ne bénéficient d’une crise s’étendant à toute la région. Mais les purs et durs ne reculent pas à l’idée d’un cataclysme : des résultats négatifs à court terme ne feront que souligner la nature non démocratique de régimes et de sociétés qui engendrent le terrorisme et "dans une série de mouvements et de contre-attaques qui s’étaleront dans le temps (7)" pousseront les États-Unis à élargir l’affrontement jusqu’à ce qu’une culture démocratique s’impose partout au Proche-Orient.

L’Irak va-t-il "changer le cours de l’histoire"? Et, si oui, dans quel sens? L’occupation et la reconstruction de l’Irak constituent maintenant un point de départ. L’histoire montre combien il est difficile de rétablir la confiance, de bâtir de nouvelles institutions et de solliciter la participation de différents groupes à une société multiethnique sous le contrôle d’une puissance étrangère. Dans les Balkans, la présence d’un mandat international clair et d’une administration civile dont l’autorité relevait de la communauté internationale à travers les Nations unies ont permis le ralliement de toutes les composantes de la population à la reconstruction politique, et évité que les autorités civiles et militaires soient la cible d’actes de résistance.

L’actuelle mission des États-Unis repose sur une base plus fragile. L’occupation américaine de l’Irak résulte d’une invasion que la majorité du monde a condamnée, que nul groupe sur place n’a demandée et qui a laminé les infrastructures civiles du pays : elle doit donc partir de zéro pour démontrer ses mérites aux Irakiens et au monde. Ce qui n’a rien d’évident, car rien de ce qui concernait l’après-guerre n’avait été préparé. Or, même le rétablissement de la sécurité, qui implique des structures allant de la police locale au système judiciaire national, dépasse la compétence de l’armée. Tout se passe comme si Washington avait cru pouvoir récupérer l’appareil d’État baasiste intact.

L’état de dévastation du pays et l’ambition des objectifs américains requièrent un engagement financier et humain énorme. Si Washington persiste dans la voie de l’unilatéralisme, cet effort reposera sur ses seules ressources. Mais la moitié de ses troupes de combat se trouvent en Irak, et le coût de l’occupation est estimé à 60 milliards de dollars par an. Les revenus du pétrole ne couvriront pas ces coûts avant des années. La suffisance dont font preuve les États-Unis quant aux dimensions diplomatiques et politiques de leur action risque de les obliger à tirer sur leurs propres réserves de manière exorbitante. Nul ne voudra subventionner cet effort si l’Amérique conserve seule l’autorité politique. Rien n’avancera sans une légitimité élargie.

Les alliés surtout ceux de la "vieille Europe", copieusement insultés restent jusqu’ici sourds aux demandes de nouvelles troupes. Cherchant frénétiquement un faire-valoir du tiers-monde, si possible musulman, avec qui partager le fardeau, les États-Unis se tournent à nouveau vers la Turquie. Secrétaire d’État adjoint à la défense, M. Paul Wolfowitz a illustré sa conception de la démocratie en reprochant aux militaires turcs de n’avoir pas envoyé de troupes dès le départ, malgré l’opposition du Parlement.

La poursuite des attaques contre les forces d’occupation rend la participation d’autres pays à la fois plus impérative et plus difficile. Mais c’est surtout la réaction des principaux acteurs sociaux irakiens qui décidera du sort de l’intervention. L’effondrement des infrastructures sociales suscite une colère que les efforts américains pour conserver le pouvoir alimentent. Manifestations et appels à la fin de l’occupation se succèdent. Aux points de contrôle et lors de rafles, la mort de familles entières devient monnaie courante. Sporadique à l’origine, la résistance armée s’intensifie. Les soldats américains prennent conscience qu’ils sont désormais perçus comme des "occupants" plutôt que comme des "libérateurs".

Annulant les élections locales, les autorités américaines ont rassemblé à la hâte un Conseil de gouvernement. Certains Irakiens, la plupart des chiites, optent pour l’expectative ; d’autres assassinent des collaborateurs. Quelle ampleur la résistance armée prendra-t-elle? Nul ne le sait, mais il serait stupide de penser qu’elle se limite aux fidèles de M. Saddam Hussein, à Al-Qaida ou aux militants arabes étrangers. On sait, en revanche, quels facteurs seront déterminants : le rétablissement ou non des infrastructures, la satisfaction ou non des besoins sociaux fondamentaux, le fait que le pouvoir soit ou non entre les mains des Irakiens, celui que les différents groupes ethniques, tribaux, régionaux et religieux soient ou non traités avec équité.

Disposant depuis 1991 de leur propre gouvernement, les Kurdes se présentent pour Washington en alliés ils ont même mis une sourdine aux revendications qui pouvaient les éloigner des États-Unis. Les sunnites, qui ont perdu leur position dominante, ressassent leur ressentiment. Les musulmans et les chrétiens laïques se méfient du potentiel d’islamisation. Quant aux chiites (60 % de la population), réprimés sous le régime baasiste, ils ont le plus à gagner d’un nouvel ordre et pourraient être favorables à l’intervention. Le projet américain ne peut réussir sans leur coopération.

Nouvelle théocratie religieuse?

De même, la résistance a peu de chances d’aboutir sans les chiites. Si elle englobe ceux-ci, les Américains ne pourront la réprimer sans anéantir le pays et, du même coup, toute légitimité morale et politique. Mais une domination chiite menacerait l’unité du pays, poussant les Kurdes vers l’autonomie et s’aliénant les sunnites, les chrétiens aussi bien que les Irakiens laïques. La réussite ou l’échec de l’entreprise américaine va donc se jouer sur l’équilibre précis que les chiites établiront entre soutien, retenue et hostilité.

On espère que le Conseil de gouvernement irakien nommé par les États-Unis, à majorité chiite, servira de vecteur pour une reconstruction nationale unitaire. Mais la communauté chiite est impatiente. Les ayatollahs de Nadjaf, la ville la plus sainte de l’islam chiite, n’ont manifesté qu’une tolérance limitée envers la présence américaine.

Membre le plus vénéré du conseil des religieux islamiques de Nadjaf, la Hawza al-Ilmiya, l’ayatollah Ali Sistani a toujours été partisan d’un régime chiite : il a émis une fatwa demandant que les Irakiens et non les autorités américaines choisissent les membres d’un comité chargé d’élaborer une Constitution à soumettre au vote. Dirigée jusqu’à son assassinat, le 29 août 2003, par l’ayatollah Baker Al-Hakim, l’Assemblée suprême de la révolution islamique d’Irak (Asrii) possède sa propre branche militaire (la brigade Al-Badr) et était basée en Iran à l’époque de M. Saddam Hussein ; elle fait partie du Conseil de gouvernement. Le charisme de l’imam Muqtada Al-Sadr, fils d’un dignitaire religieux révéré assassiné par les baasistes, trouve un large écho parmi les jeunes et les défavorisés. Il rassemble d’importantes manifestations, saluées par des messages de soutien de l’Iran, pour dénoncer la couardise du Conseil de gouvernement, l’Amérique, M. Saddam Hussein et le colonialisme, et appelle à un régime religieux de type iranien. Il évite toutefois de prôner une résistance armée, à laquelle s’oppose la Hawza.

Comment sera tranché le débat entre partisans d’une démocratie laïque et tenants d’une théocratie religieuse au sein de la communauté chiite, de même qu’entre les chiites, d’autres groupes irakiens et les autorités américaines? En cherchant à s’assurer le soutien des chiites, les États-Unis risquent d’attiser l’intégrisme.

Ainsi, dans le quartier pauvre de Bagdad Saddam City, devenue Sadr City , des milices liées à Muqtada Al-Sadr, financées par des "briques de dinars" provenant des forces américaines, participent à leur manière au rétablissement de l’ordre. Ils exigent que les cinémas soient incendiés, que soient battus les vendeurs de boissons alcoolisées et les hommes refusant de se laisser pousser la barbe, que le port du voile soit imposé à toutes les femmes, y compris aux chrétiennes, les « pécheresses" et les femmes non voilées étant punies de mort (8).

De telles images ravivent la crainte d’une réédition de l’Iran ou de l’Afghanistan. Si un régime d’ayatollahs devait s’imposer à Bagdad, l’unité de l’État irakien s’en trouverait compromise, l’intégrisme transnational chiite aurait carte blanche et Washington subirait un désastre politique. Plus qu’aucune autre, la question chiite révèle la contradiction entre le but affiché par les États-Unis permettre à l’Irak d’accéder à la démocratie et l’absolue nécessité, pour eux, de contrôler l’opération jusqu’au bout. Mais que peut refuser Washington aux chiites, dont la seule abstention suffit à semer le trouble?

La Maison Blanche ne peut laisser l’Irak partir à la dérive à l’instar de l’Afghanistan. Ce précédent, comme celui des Balkans, le prouve : il est bien plus facile de vaincre une armée que de construire une nation, sans parler de transformer la culture d’une région. Le projet impérial néoconservateur se fonde sur une critique de la culture politique arabe contemporaine et sur la crainte de ses courants extrémistes (9). Le remède envisagé va bien au-delà de la simple conquête. La complexité, le pluralisme et l’indépendance culturelle obstinée d’un peuple ne sauraient être abolis par un schéma importé de très loin.

La démocratisation dont le Proche-Orient a désespérément besoin exige de l’intelligence politique et de l’imagination morale. Elle implique de soutenir les forces qui ont courageusement œuvré dans ce sens : dissidents et journalistes, qui risquent leur vie et leur liberté tous les jours ; réformistes islamiques, qui défendent la compatibilité de l’islam avec la démocratie contre les extrémistes ; groupes de femmes, syndicats et représentants de la société civile, qui luttent pour le droit de s’organiser et de promouvoir leurs idées. Elle suppose qu’on comprenne que les mouvements politiques islamiques ne sont pas forcément composés de djihadistes violents, et qu’il n’y a pas de raison qu’ils ne soient pas intégrés à la politique nationale, comme les chrétiens démocrates en Europe.

Toute puissance extérieure désireuse d’intervenir dans la région au nom de la démocratie doit dialoguer avec ces forces, les respecter et trouver avec elles des solutions politiques, sociales et économiques. Car seules ces troupes gagneront la bataille de la démocratie et seront le rempart le plus efficace contre l’extrémisme djihadiste. Il leur revient et non à une petite élite à Washington de mener la lutte pour la réforme au Proche-Orient. Au lieu de soutenir ces mouvements réformistes autochtones, Washington continue de s’allier aux gouvernements autoritaires qui les étouffent. Au nom de la « guerre contre le terrorisme", les États-Unis renforcent les appareils d’État les plus répressifs et ferment les yeux sur l’incarcération arbitraire d’ "islamistes".

S’ils veulent que les réformateurs arabes les prennent au sérieux lorsqu’ils affirment s’engager en faveur de la démocratie, ils doivent cesser d’encourager les arrestations de masse et la torture. S’ils veulent que les nationalistes arabes modérés les prennent au sérieux lorsqu’ils affirment se préoccuper de l’avenir de la culture arabe ou de la menace posée par les armes de destruction massive, ils doivent cesser de soutenir inconditionnellement la politique agressive d’Israël, et s’efforcer de promouvoir un plan de paix qui tienne compte de la colère des Palestiniens face à l’occupation et à la colonisation autant que des préoccupations israéliennes en matière de sécurité.

Vu la généalogie du projet néoconservateur, un tel changement paraît peu probable. Pourtant, si la stratégie régionale des États-Unis sert à imposer de nouvelles injustices aux Palestiniens, de nombreux Arabes n’y verront, à juste titre, qu’un instrument destiné à satisfaire l’intransigeance israélienne. Si les États-Unis veulent que les Arabes les croient réellement lorsqu’ils affirment soutenir l’autodétermination, ils ne peuvent pas demander à la démocratie irakienne de revêtir les habits d’une nouvelle tyrannie. S’ils ne peuvent faire preuve de ce minimum de respect pour la région qu’ils affirment vouloir réformer, les contradictions internes de leur politique deviendront évidentes, au-delà du petit cercle de think tanks et de médias complaisants à Washington, pour les peuples du Proche-Orient.

Après l’échec des États-Unis

L’objectif stratégique de Washington ne pourra être atteint que si l’Irak se transforme assez rapidement en un État souverain, stable, unifié, démocratique et non théocratique. C’est la condition pour assurer la sécurité du Proche-Orient et du reste du monde, mais aussi pour que les néoconservateurs atteignent leur but de guerre : se doter d’une base servant à la fois les intérêts géopolitiques américains et la démocratisation du monde arabe. Pour y parvenir, les États-Unis devront accepter de perdre des hommes et d’engager d’énormes dépenses, alors même que leur peuple vivra à l’heure des réductions de budget. Aussi probables, les autres éventualités dislocation de l’État irakien, généralisation de la pauvreté, des troubles et de la résistance, prolongation de l’occupation étrangère, montée de l’intégrisme ou avènement d’un régime autoritaire représenteront pour eux un grave échec politique.

Pour le monde arabe, il serait dangereux de se croiser les bras en attendant l’échec des États-Unis, qui, tout en prolongeant leur occupation de l’Irak, pourraient provoquer ailleurs des "changements de régime". Cibles potentielles de ces derniers, les États arabes et tous les pays en développement doivent prendre l’initiative politique et morale. Conçues pour la guerre froide, les structures internationales comme les Nations unies, la Ligue arabe et le Mouvement des non-alignés ne fonctionnent plus. Le précédent américain en matière de guerre préventive menace de devenir une norme universelle des conflits.

Pour éviter cela, nous avons besoin de nouvelles structures de solidarité, allant au-delà des paramètres traditionnels des relations interétatiques. Des nations indépendantes doivent s’engager à respecter les normes du droit international dans leurs conflits, à condamner toute action militaire préventive, à la priver de tout soutien (bases, droit de survol, etc.) et à promouvoir des réformes démocratiques, même s’il faut pour cela passer par un "changement de régime". Plus qu’un simple traité, cette initiative doit être un forum où préparer une réforme démocratique et, dans le monde musulman, une réforme islamique.

Sans attendre, l’ONU doit prendre la relève en Irak. Les États-Unis ont compris la nécessité d’un mandat international. C’est un pas en avant, mais il en faudra beaucoup d’autres.

En "gagnant" la guerre d’Irak, Washington nous a tous mis à l’épreuve. Si Bagdad ne devient pas, comme promis, un pôle d’attraction stable qui catalyse la démocratisation du Proche- Orient, les États-Unis se retrouveront affaiblis et plus exposés au danger ; les perspectives d’une réforme dans le monde arabe deviendront plus problématiques. De même, si l’Irak et d’autres États arabes ne trouvent pas leur propre voie vers la démocratie et la légitimité populaire, les conséquences seront désastreuses. Les chances d’une réussite, telle que l’Amérique l’a définie pour elle et pour le reste du monde, paraissent ténues. Quelle qu’ait été l’intention des États-Unis en conquérant l’Irak, voilà le résultat, pour eux et pour nous.



(1) International Herald Tribune, 3 octobre 2002. Lire aussi Henry Kissinger, « Irak Poses Most Consequential Foreign-Policy Decision for Bush », Chicago Tribune, 11 août 2002.

(2) Idem.

(3) Lire Philip S. Golub, « Métamorphoses d’une politique impériale », Le Monde diplomatique, mars 2003.

(4) Rapport du PNAC, 2000.

(5) « Lawrence Eagleburger : Bush Should Be Impeached if he Invades Syria or Iran », 14 avril 2003.

(6) Seymour M. Hersh, « The Syrian Bet : Did the Bush Administration Burn a Useful Source on Al Qaeda ? », The New Yorker, 28 juillet 2003.

(7) Jeffrey Bell, cité par Joshua Micah Marshall dans « Practice to Deceive », The Washington Monthly Online, avril 2003.

(8) Susan Sachs, « Shiite Leaders Compete to Govern an Iraqi Slum », The New York Times, 25 mai 2003./p>

(9) Lire Edward W. Said, « L’humanisme, dernier rempart contre la barbarie », Le Monde diplomatique, septembre 2003.

Crise et réforme du monde arabe

Pour une démocratie autochtone

Octobre 2005

Alors que le peuple irakien vote le 15 octobre sur un projet de Constitution très contesté, le débat se poursuit dans le monde arabe sur les voies à emprunter pour sortir la région de la crise, de la misère et de l’autoritarisme. Si un large consensus existe pour s’opposer aux réformes imposées par l’étranger, de plus en plus de voix appellent à sortir du statu quo et à avancer sur le chemin de la démocratie.

L’invasion et l’occupation de l’Irak ont mis en branle des tendances géopolitiques puissantes et imprévisibles au Proche-Orient et au-delà. L’une d’elles est la dynamique de démocratisation et de réforme engagée dans le monde arabe, dont l’administration américaine s’attribue le mérite. Cette revendication tardive s’appuie sur les élections irakiennes et sur les récents événements au Liban. La réalité paraît plus complexe : contradictoire dans ses effets, la politique américaine constitue l’une des trois voies potentielles de réforme, à côté de celles que l’on peut qualifier d’ « islamiste" et d'"autochtone progressiste".

Les fondements théoriques du projet américain sont connus. La guerre en Irak découle du long travail intellectuel et politique du petit groupe des néoconservateurs, à commencer par Norman Podhoretz, Richard Perle, David Frum, Bernard Lewis, Fouad Ajami – plus le favori du président George W. Bush, l’ancien dissident soviétique et homme politique israélien de droite Nathan Sharansky. Tous partagent la même vision d’un monde arabe plongé dans une décadence persistante, engendrée par les défauts culturels, psychologiques et religieux des sociétés arabes (ou islamiques). Cette « génétique" expliquerait le déferlement d’une violence terroriste de plus en plus virulente et ferait obstacle à une démocratisation conçue comme seul remède à tous ces maux. Face à ce terrorisme qui peut, à tout moment, recourir aux armes de destruction massive – chimiques, bactériologiques, voire nucléaires –, l’Amérique, selon les "néocons", ne peut attendre que les États se réforment eux-mêmes : elle doit agir pour modifier le cours de l’histoire dans le monde arabo-islamique, en liquider les tares et le contraindre à se démocratiser. Seuls les États-Unis peuvent s’en charger, en recourant si nécessaire à la force.

Avec sa cohérence, ce wilsonisme (1) de droite a de quoi séduire. L’invocation abstraite de la "démocratie" sert de justification ultime aux actions de l’Amérique, un peu à la manière du "socialisme", naguère, pour l’Union soviétique. L’importance de la guerre d’Irak tient non seulement aux bienfaits qu’elle est censée apporter à ce pays, mais aussi à l’étape qu’elle représenterait dans la création d’un nouveau cadre géopolitique – un système global de sécurité et de réforme, administré depuis Washington, prétendument au bénéfice de tous, y compris d’un monde arabe souffrant.

Bref, cette guerre représente, dans la vision des "néocons", le passage d’abstractions – comme le "mal" et la « démocratie" – à un projet concret de conquête, d’occupation et de transformation. Mais elle en révèle aussi les conséquences. Les idéologues de Washington avaient promis une transition rapide vers un État irakien indépendant, stable, unifié, laïque – un modèle de démocratisation pour le Proche-Orient. Au lieu de quoi l’intervention a débouché sur une tragédie, qui a coûté la vie à des milliers de soldats et à des dizaines de milliers de civils, détruit des villes entières et réouvert des salles de torture, sans parvenir pour autant à garantir la sécurité des citoyens ni leur approvisionnement en eau, électricité ou gaz : une société en ruine, au bord de la guerre civile, devenue, selon les services de renseignement, une énorme fabrique de terrorisme.

Comme au Vietnam en 1967

Un crime qu’aucun scénario de réforme régionale ne peut justifier ni réparer, tel est le diagnostic des observateurs les plus perspicaces. "Nous avons réussi les élections", rétorquent en substance les néoconservateurs, dont un théoricien vante l'"irrésistible participation populaire" de janvier 2005, qui aurait "rendu le pouvoir à 80 % de la population irakienne – les Kurdes et les chiites". Selon lui, ce serait même le point de départ des événements du Liban, d’Égypte et du Golfe. Et de citer le dirigeant druze Walid Joumblatt, pour qui la "révolution" libanaise "a débuté à la suite de l’invasion américaine de l’Irak", les élections symbolisant "le début d’un nouveau monde arabe". Ce scrutin, conclut Charles Krauthammer, marque un "tournant historique ", prouve que "l’Amérique est vraiment attachée à la démocratie" et "justifie" non seulement l’invasion de l’Irak, mais aussi toute la "doctrine Bush, synonyme de politique étrangère néoconservatrice (2)".

Cet enthousiasme laisse sceptique. Les États-Unis, à l’origine, ne voulaient pas de ces élections, imposées par le grand ayatollah Ali Sistani. Les partis victorieux promettaient tous un retrait américain. L’ "irrésistible participation" plafonna à 58 % des électeurs inscrits, et à... 2 % dans les régions sunnites. Et le rédacteur en chef du Daily Star de Beyrouth persifle : "Je n’ai jamais entendu [l’idée selon laquelle les Libanais se seraient inspirés de l’Irak] ailleurs que dans la bouche de Walid Joumblatt." La suite des événements a d’ailleurs douché les euphoriques. Comme le dit un haut fonctionnaire américain, "ce que nous voulions accomplir n’a jamais été réaliste. (...) Nous sommes en train de nous débarrasser de ce "non-réalisme" qui l’emportait au début (3)." La dernière fois que les Américains se dirent "surpris et touchés" par "l’importance de la participation" à une élection "malgré une campagne terroriste de déstabilisation (4)", le taux de participation avait atteint 83 % : cela se passait au Vietnam, en 1967...

La montée en puissance des partis chiites confirme le caractère faustien du pacte que les États-Unis ont conclu avec le clergé chiite conservateur : les liens de ce dernier avec l’Iran s’opposent évidemment aux prétentions démocratiques du projet américain. Dans la laborieuse élaboration de la Constitution, Washington a fait pression pour éviter toute rupture des négociations, mais aussi toute solution embarrassante sur les questions controversées du fédéralisme et du rôle de l’islam. Les deux points se tiennent : le fondamentalisme d’inspiration iranienne a pris si fortement racine localement – comme à Bassora, où les Britanniques ont acheté un calme relatif en laissant se construire un régime social strictement fondamentaliste – que certains chiites proposent l’établissement d’une région autonome gouvernée par leur interprétation de la charia, ce que les Américains auront bien du mal à empêcher. Quel paradoxe ! "Nous planifions l’établissement d’une démocratie, commente un responsable américain, mais nous réalisons progressivement que nous aboutirons à une forme de république islamique (5)."

L’histoire du Proche-Orient a été marquée, de longue date, par la tension entre domination occidentale et exigence arabe d’indépendance, focalisée sur le pétrole, la guerre froide, la création d’Israël. Dans la dernière période, l’islamisme a succédé au nationalisme et au socialisme arabes à la tête de la résistance aux pressions de l’Occident. Et pourtant, malgré les antagonismes apparents, Washington et ses alliés européens ont toujours cohabité, d’une manière ou d’une autre, avec les mouvements islamistes.

Pays musulman le plus conservateur du monde arabe, l’Arabie saoudite fut aussi longtemps le plus proche des États-Unis. Le soutien de ces derniers au chah (du point de vue de Téhéran) puis la crise des otages en 1979-1980 (du point de vue de Washington) ont rendu les rapports irano-américains plus conflictuels. En Algérie, l’Occident a accepté l’annulation d’élections démocratiques afin d’empêcher l’arrivée u pouvoir des fondamentalistes. En Turquie, il a au contraire toléré l’accession au pouvoir d’un parti de tradition islamiste, certes plus modéré, qui n’a pas participé à l’invasion de l’Irak – il est vrai que la perspective de l’adhésion à l’Union européenne pèse fortement sur la posture de tous les acteurs de la vie institutionnelle à Ankara. Comme le chercheur Mahmood Mamdani le souligne (6), ce qui guide la politique des États-Unis, c’est moins le refus de principe du fondamentalisme, ou le soutien permanent à la démocratie, que la recherche du meilleur moyen d’assurer sa domination.

L’actuelle administration joue, depuis peu, une nouvelle carte : elle se déclare prête à bousculer le statu quo au nom de la démocratie. Ainsi la secrétaire d’État Condoleezza Rice a-t-elle récemment annoncé la remise en cause radicale de soixante ans d’une diplomatie qui "tendait à la stabilité aux dépens de la démocratie (...) sans atteindre aucun des deux (7)". Que vaut cet engagement envers l’idéal "universel" de la "démocratie en soi et pour-soi (8)"? Washington avalisera-t-il une victoire démocratique des Frères musulmans en Égypte, des partisans de M. Oussama Ben Laden en Arabie saoudite, du Hezbollah au Liban, du Hamas en Palestine ou encore du fondamentalisme chiite en Irak?

La difficulté est si manifeste que même certains défenseurs du président Bush "désespèrent" de la "déviation démocratique" de la "guerre contre l’islam militant (9)". De fait, compte tenu des contradictions engendrées par leur action, des heurts entre leurs intérêts bien compris et les faits, comment expliquer que des officiels américains s’enferment dans cette stratégie contre-productive de "démocratie pour-soi"? Croient-ils pouvoir défaire plus aisément les islamistes radicaux une fois ceux-ci au pouvoir? S’agit-il de l’exposé rationnel d’une politique aux objectifs inavouables – ou qu’ils ignorent? Conscients de l’influence du Likoud sur les néoconservateurs, certains observateurs suggèrent que ces derniers entendent en fait déstabiliser et affaiblir les États arabes, fût-ce au prix du fondamentalisme.

L’administration Bush constitue presque une énigme, tant les intentions affichées sont incompatibles avec les intérêts américains. Lorsque des chefs religieux fondamentalistes chiites prirent le pouvoir en Iran, les États-Unis firent marche arrière sur leur rhétorique des "droits de l’homme". Ayant eux-mêmes conduit des dirigeants fondamentalistes chiites au pouvoir en Irak, vont-ils adoucir leur posture "« "anti-islamiste"? Et si, demain, des mouvements comme le Hamas accédaient au pouvoir dans d’autres pays, en reviendraient-ils à des pactes de stabilité "antifondamentalistes" avec des élites autoritaires, comme avant le 11-septembre?

Religion, culture et question de classe

La confusion des positions occidentales sur l’islamisme et la démocratie ne nous dispense pas, nous les Arabes et les musulmans, de clarifier notre propre position. Il existe, chez nous, de nombreuses formes de "fondamentalisme", mais la relation simple et pure que chacune revendique avec la religion musulmane est en réalité complexe. La plupart héritent d’une histoire de "quiétisme" politique, favorable à la réforme au nom de principes islamiques. Certains militent politiquement : ils assimilent la corruption comme l’autocratie des États arabes à des formes de laïcité et d’apostasie, et prônent la réforme par la réislamisation de l’État – soit en en prenant le contrôle, soit en provoquant une lame de fond dans ce sens. Les plus mécontents ont donné naissance à un nouveau type d’islamisme : ces djihadistes considèrent les sociétés arabes modernes comme corrompues par leur assimilation des valeurs occidentales hérétiques, et prétendent donc leur faire la guerre pour reconstruire et purifier l’oumma. Ils exploitent avec finesse les tensions existant parmi les populations musulmanes d’Europe, devenues le vecteur premier de la diffusion de cette idéologie.

On ne saurait comprendre le succès des fondamentalistes sans mesurer combien religion, questions de classe, problèmes de culture et politique s’entremêlent. Dans bien des pays musulmans, les masses populaires sont piégées par la pauvreté, perturbées par l’ébranlement des mœurs traditionnelles, enragées par les promesses non tenues de la mondialisation, souvent désespérées mais incapables de quitter leur pays alors que les élites occidentalisées, elles, parcourent le monde. Voilà qui, en l’absence d’une alternative séculière et populaire, offre un terrain sensible aux sirènes du fondamentalisme. Du coup, toute possibilité réelle de démocratisation sera souvent synonyme d’islamisation.

Peut-être avons-nous préjugé de nos forces face à l’essor de ces idéologies drapées dans le Coran. Nous avons cependant les moyens de faire face efficacement, dans le respect de nos traditions et de notre culture. Dans mon pays, le roi Mohammed VI a courageusement mis en œuvre la modernisation du code de la famille, malgré la forte opposition des groupes islamistes, qui intimidaient bien des partis laïques. Bref, nous pouvons relever, dans nos pays, le défi fondamentaliste.

Que ma position soit claire : je suis favorable à une politique modérée, progressiste et ouverte à tous les citoyens, tolérante à l’égard des diverses visions du rôle de la religion dans la vie politique. Si l’indépendance des sphères politique et religieuse ne constitue pas une garantie contre la corruption ou les politiques réactionnaires, je m’oppose à toute forme de régime théocratique, incompatible avec une saine culture démocratique. Tout en respectant l’islam, l’État doit rester indépendant des autorités religieuses, mais aussi éviter de "punir" les plus religieux en réduisant leur accès à l’éducation ou à la vie publique.

Ces questions doivent être résolues dans un cadre constitutionnel démocratique accepté par tous les partis. Cela requiert de sérieuses garanties institutionnelles ; mais, dans un contexte de véritable équité politique et de séparation des pouvoirs, les mouvements islamistes peuvent être partie intégrante de la vie politique de leur pays. Il ne suffit pas de craindre l’islamisme comme force potentielle de déstabilisation. Encore faut-il comprendre qu’on peut le transformer en l’intégrant dans la vie démocratique.

Que va faire Washington face à l’Iran?

Douloureux pour nos sociétés, le débat sur l’islamisme et la démocratie devient explosif dès lors que s’y mêle le "deux poids, deux mesures" à l’œuvre en Palestine comme en Irak, l’obsédante "guerre contre le terrorisme" et les préjugés omniprésents dès qu’il est question de l’islam. Parmi les facteurs qui ont radicalisé les fondamentalistes figurent la suffisance des Arabes, mais aussi l’arrogance de l’Occident.

Le monde arabe a donc bien besoin de débattre du chemin qu’il lui faut emprunter vers la réforme et la démocratisation, et aussi vers une reconfiguration progressive de la foi et du politique. Nous comprenons l’intérêt que nos amis de par le monde portent à ces débats, comme leur désir d’encourager les alternatives les plus pacifiques et les plus démocratiques. Mais nous ne pouvons accepter qu’une nation, quelle qu’elle soit, s’arroge le droit de résoudre nos problèmes par le recours à la force militaire. La démocratie ne s’implantera dans nos sociétés qu’en y prenant racine et en y grandissant de l’intérieur.

En Iran, la menace américaine a contribué à la victoire, surprenante mais démocratique, d’un candidat conservateur. Ailleurs, des partis comme le Hamas et le Hezbollah ont réussi à placer l’islam aux avant-postes de luttes nationales, et remportent également des élections démocratiques. L’Irak est devenu un terreau fertile pour tous les extrémismes. Bref, si le fondamentalisme n’ouvre pas, par lui-même ou en combinaison avec la démocratie ou le nationalisme, une voie souhaitable vers la réforme, il devient, dès lors qu’il est perçu comme l’unique partenaire de la démocratie ou du nationalisme, un détour inévitable sur la très longue route vers une société progressiste.

Le dialogue, en outre, doit être à double sens. Nous avons aussi un droit de regard sur certains débats majeurs chez nos amis, afin d’encourager les options qui nous paraissent les plus fructueuses. Après tout, nous sommes également intéressés par les solutions retenues. Et si les critiques américains du monde arabe, même néoconservateurs, ont indéniablement identifié des tendances dangereuses dans nos sociétés, nous pouvons leur renvoyer la critique.

Ce qui émerge sous nos yeux, c’est une nouvelle et puissante configuration politique, mêlant le fondamentalisme chrétien de droite, le sionisme américain militant et un militarisme sans limite. Enroulée dans le mythe du drapeau, de la famille et de l’Église, la politique intérieure américaine se projette au-dehors sous la forme d’une politique extérieure agressive, unilatérale et arrogante. Ce "bloc" conduit l’intervention en Irak et au-delà, justifiant ainsi la violence et démentant ses propres discours altruistes. D’où la difficulté à modifier cette politique indissociablement nationale et étrangère.

Cette dernière s’explique aussi par la désécularisation croissante du politique et de l’État en Amérique. A preuve, les conflits féroces sur le sort de Terry Schiavo, à propos de l’invocation des dix commandements dans les tribunaux ou encore pour savoir jusqu’à quel point le gouvernement doit être – dixit un magistrat de la Cour suprême – le "ministère de Dieu (10)". Le président lui-même a cru bon d’intervenir dans un débat sur la théorie de l’évolution, et contre les principes de base de la science. "Le parti républicain de Lincoln est devenu un parti théocratique (11)", avoue un membre républicain du Congrès.

Sans doute cette symbiose explique-t-elle la facilité avec laquelle on tolère la torture et on investit le principal dirigeant de pouvoirs illimités, lui permettant d’emprisonner indéfiniment des personnes qui ne sont ni jugées ni même inculpées. Mais aussi l’incapacité d’une nation si puissante à relativiser sa propre place dans le monde, à reconnaître ses échecs et ses fautes, à comprendre que tous les pays du monde ne l’imitent pas. Et sa propension à prendre l’ignorance pour de l’innocence, l’arrogance pour de la superpuissance, et le mélange des deux pour de la naïveté.

Il est temps que ces questions fassent l’objet, aux États-Unis, d’un débat national. Amis respectueux, nous y encouragerons les résolutions compatibles, à nos yeux, avec les traditions démocratiques qui fondent depuis toujours notre admiration pour ce pays. Voilà pourquoi, en matière de réforme, nous ne voulons ni du chemin néoconservateur ni de celui des fondamentalistes. S’en ouvrira-t-il un autre dans un futur proche? Le concevoir est en tout cas difficile, vu les répercussions aussi profondes qu’imprévisibles de la guerre d’Irak.

Que va faire l’Amérique face à l’Iran? Pour les observateurs raisonnables, le bourbier irakien rend inconcevable l’hypothèse d’une nouvelle action militaire, d’autant que le leadership chiite irakien rejette toute velléité d’agression. Et les excuses présentées à Téhéran par les nouveaux dirigeants de Bagdad pour la guerre Iran-Irak (1980-1988) posent les fondations d’une nouvelle alliance militaire : n’ont-ils pas juré qu’ils ne permettraient jamais une attaque contre leur voisin depuis leur territoire?

Ces considérations n’ont pourtant pas fait taire la rhétorique agressive contre Téhéran, sous couvert, cette fois encore, d’armes de destruction massive. Le vice-président Richard Cheney menace même d’attaquer l’Iran avec des armes nucléaires dans l’éventualité d’un nouvel attentat terroriste aux États-Unis – même si Téhéran n’avait rien à y voir. Pour les néoconservateurs, si le Hamas ou le Hezbollah peuvent attendre, l’Iran, en revanche, est un État puissant, que la destruction de ses principaux ennemis (les talibans, le régime irakien) a encore renforcé. Il exerce désormais une influence majeure sur l’Irak, et inspire une sphère régionale d’influence chiite transnationale. C’est, de surcroît, une puissance militaire redoutable, en mesure de produire des armes nucléaires – même si rien n’atteste un tel dessein.

Voilà qui pourrait amener Washington à considérer la destruction de l’Iran comme la seule manière d’empêcher ce pays de devenir un obstacle irréversible à la domination américano-israélienne sur la région. Il s’agirait en outre, pour le néoconservatisme au pouvoir, d’une extension logique de sa stratégie de "destruction créatrice (12)". Une telle attaque, même menée par des forces israéliennes avec l’accord des États-Unis, plongerait toutefois le Proche-Orient dans un engrenage désastreux de violence et d’instabilité.

Le Proche-Orient continue par ailleurs à évoluer. Signe de faiblesse de la Syrie, son retrait du Liban peut aussi lui permettre de rassembler ses forces, sans savoir si cela conduira à une réforme démocratique, à la répression d’une possible rébellion (sunnite ou kurde), ou à une résistance contre les menaces américaines. Libéré de l’occupation syrienne, le Liban replongera-t-il dans la guerre civile ou réconciliera-t-il démocratiquement, sans ingérence étrangère, ses dix-sept confessions, des maronites aux chiites? En Égypte, venons-nous d’assister au début ou à la fin de l’ouverture démocratique? En Arabie saoudite, des élections municipales très contrôlées ont profité à des wahhabites rigoristes. Ailleurs, il sera difficile d’apprivoiser des sociétés civiles arabes enhardies. Dans ce contexte incertain, des pays modérés comme le Maroc, Bahreïn et la Jordanie ont fait des pas hésitants vers la réforme.

Mais une véritable réforme – autochtone, progressiste et apte à satisfaire les besoins et aspirations de nos peuples – doit aller au-delà de cette timide démocratisation, faite d’élections restreintes et de constitutionnalisme limité. Elle exige qu’on en finisse avec ce que le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) qualifie, dans son Rapport sur le développement humain arabe (2004), de "trou noir de l’État arabe (13)". Selon ce document, la concentration du pouvoir entre les mains du pouvoir exécutif – qu’il soit monarchique, militaire, dictatorial ou issu d’élections présidentielles dans lesquelles se présente un candidat unique – a créé "une sorte de "trou noir" au cœur de la vie politique" et "réduit son environnement social à un ensemble statique où rien ne bouge". Pour en sortir, il faut des réformes politiques et juridiques fortes et immédiates respectant les libertés fondamentales d’opinion, d’expression et d’association, garantissant l’indépendance de la justice et abolissant cet "état d’urgence (...) devenu permanent même en l’absence de dangers qui le justifient".

Document remarquable, le rapport du PNUD passe des analyses historiques et théoriques sur le concept de liberté dans le monde arabe et islamique à la critique de "toute forme d’atteinte à la dignité humaine, comme la faim, la maladie, l’ignorance, la pauvreté et la peur". Respectueux des cultures locales, il dénonce l'"environnement de répression qui prévaut" et plaide en faveur d’une reconfiguration des « structures économique, politique et sociale" permettant aux acteurs sociaux et politiques progressistes d’utiliser "la crise des régimes autoritaires et totalitaires à leur avantage ".

Il attribue une responsabilité particulière à "l’avant-garde intellectuelle et politique de la région", qui, jusqu’à présent, a "omis de jouer son rôle social en tant que conscience et leader de la nation". Certains estimeront sévère ce jugement qui néglige le courage des journalistes et des dissidents résistant à une impitoyable répression. Les représentants de la société civile doivent néanmoins "trouver un juste milieu pour eux et pour le monde arabe, sans céder à l’influence des grandes puissances ni pour autant se laisser aller au désespoir et à la violence, vers lesquels pourraient se laisser entraîner de nombreux jeunes en colère privés de toutes formes de marges de manœuvre pacifiques et efficaces".

L’ampleur de la tâche nous accable. Il peut même sembler impossible, voire futile, de chercher une issue à l’apocalypse préparée par les deux adversaires-complices de la « destruction créatrice" – qui voient chacun dans l’autre l’incarnation du "mal" à anéantir par une guerre totale. Telle est pourtant notre mission. Parfois, dans une situation marquée par tant de facteurs négatifs, le devoir des progressistes consiste simplement à maintenir en vie la possibilité du positif. Le politique reviendra. Ville après ville, pays après pays, région après région, nous devons multiplier le nombre des acteurs qui refusent l’apocalypse et préfèrent jouer le rôle de bâtisseurs d’une existence libre et meilleure.



(1) Du nom du président Thomas Woodrow Wilson, qui, au lendemain de la première guerre mondiale, avec ses « quatorze points », plaida vigoureusement pour le droit à l’autodétermination des peuples... et la relève de la Grande- Bretagne par les États-Unis au Proche-Orient.

(2) Charles Krauthammer, « The neoconservative convergence », Commentary, New York, juillet-août 2005.

(3) Robin Wright, Ellen Knickmeyer, « US lowers sights on what can be achieved in Iraq », Washington Post, 14 août 2005.

(4) « US encouraged by Vietnam vote », New York Times, 4 septembre 1967.

(5) Robin Wright, Ellen Knickmeyer, art. cité.

(6) Good Muslim, Bad Muslim. America, the Cold War and the Roots of Terror, Three Leaves Publishing, New York, 2005.

(7) « Secretary Rice urges democratic change in the Middle East », 20 juin 2005.

(8) Charles Krauthammer, art. cité.

(9) Andrew C. McCarthy, cité dans Justin Raimondo, « Recanting the war : the neocons can’t keep their troops in line », 24 août 2005.

(10) Antonin Scalia, « God’s justice and ours », First Things, no 123, New York, mai 2002.

(11) Christopher Shays, représentant républicain au Congrès, New York Times, 23 mars 2005.

(12) Michael Ledeen, « Creative destruction : how to wage a revolutionary war », National Review Online,20 septembre 2001. Lire Walid Charara, « « Instabilité constructive » », Le Monde diplomatique, juillet 2005.

(13) PNUD, Rapport sur le développement humain arabe (2004), 2005. Les citations qui suivent en sont aussi tirée

Tous les ingrédients d’un désastre stratégique américain

De la Méditerranée au sous-continent indien

Février 2007

Imperturbable, le président George W. Bush renforce l’intervention militaire en Irak et envisage de s’en prendre à l’Iran. Rien ne l’a fait changer de cap, ni les revers de son armée, ni le désaveu des électeurs américains, ni l’opposition d’une grande partie des capitales étrangères. Au nom de la menace chiite, la Maison Blanche tente de rassembler autour d’elle des dirigeants arabes complaisants mais dubitatifs quant à la fiabilité de la direction américaine.

Après la révolution iranienne de 1979, certains responsables politiques américains ont été séduits par l’idée que les forces islamiques pouvaient être utilisées contre l’Union soviétique. Selon cette théorie, élaborée par M. Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale du président James Carter, il existait un "arc de crise", qui s’étendait du Maroc au Pakistan, et, dans cette zone, on pouvait mobiliser l'"arc de l’islam" pour contenir l’influence soviétique (1). Après tout, ces forces islamiques conservatrices n’avaient-elles pas déjà servi dans les années 1960 et 1970 pour marginaliser et mettre en échec des partis de gauche et nationalistes laïques dans la région, et d’abord en Iran en 1953? Le fondamentalisme iranien ne pourrait-il pas être le catalyseur d’une insurrection musulmane dans le « ventre mou" de l’Union soviétique? Ultérieurement, les États-Unis oscillèrent entre plusieurs politiques au Proche-Orient et en Asie centrale. Ils n’avaient qu’un double objectif, la victoire dans la guerre froide et le soutien à Israël, mais les moyens utilisés et les États soutenus variaient, parfois de manière contradictoire. Les États-Unis ont appuyé officiellement l’Irak dans la guerre contre l’Iran (1980-1988), au moment même où ils acquiesçaient à la livraison d’armes israéliennes à l’Iran. A l’époque, c’étaient les conservateurs proches de Tel-Aviv qui œuvraient activement à un revirement en faveur de Téhéran, car Israël considérait encore le nationalisme arabe laïque comme son principal ennemi et soutenait les Frères musulmans dans les territoires occupés palestiniens pour faire contrepoids à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). L’apogée de cette stratégie fut l’alliance de Washington avec l’Arabie saoudite et le Pakistan, qui permit notamment, dans les années 1980, la création d’une armée internationale du djihad pour combattre l’Union soviétique en Afghanistan (2).

En 1990, alors que s’effaçait l’Union soviétique, les États-Unis bâtirent une coalition internationale pour évincer l’armée irakienne du Koweït. Des États arabes, de la Syrie au Maroc, répondirent positivement à un appel fondé sur le droit international et les résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU). Ils avaient reçu l’assurance qu’il ne s’agissait pas seulement de sauver une monarchie pétrolière amie, mais d’établir un nouvel ordre fondé sur la justice internationale. Une fois la souveraineté du Koweït rétablie, toutes les résolutions de l’ONU devaient être appliquées, y compris celles exigeant le retrait israélien des territoires palestiniens occupés.

Pions arabes de Washington

Malgré les pressions, l’administration américaine décida de ne pas renverser le régime du président Saddam Hussein. "Pour renverser Saddam (...) il nous fallait engager des forces militaires. Une fois débarrassés de Saddam Hussein et de son gouvernement, nous aurions dû instaurer un nouveau gouvernement. Mais quel type de gouvernement? Un gouvernement sunnite ou un gouvernement chiite, un gouvernement kurde ou un régime baasiste? Ou peut-être voulions-nous faire participer certains fondamentalistes islamiques? Combien de temps fallait-il rester à Bagdad pour maintenir en place ce gouvernement? Qu’allait-il devenir après le retrait des forces américaines? Combien de pertes les États-Unis pourraient-ils accepter pour tenter d’instaurer la stabilité? Mon opinion est que (...) nous aurions commis une erreur en nous retrouvant empêtrés dans le bourbier irakien. Et la question qui me vient à l’esprit est : combien de pertes américaines supplémentaires vaut Saddam? La réponse est : sacrément peu (3)." Cette opinion mesurée était celle du secrétaire à la défense de l’époque, M. Richard Cheney. L’actuel vice-président des États-Unis...

Ceux qui recommandaient alors vivement un "changement de régime" à Bagdad pouvaient être rassurés par les sanctions infligées à l’Irak pendant plus d’une décennie. Ils s’organisèrent en groupe de pression, dont le Project for the New American Century, et bâtirent méthodiquement un soutien politique à une future attaque contre l’Irak, dès que les circonstances s’y prêteraient. Les Israéliens, entre-temps, furent réconfortés de voir que la brève tentative du secrétaire d’État James Baker, à partir de la conférence israélo-arabe de Madrid d’octobre 1991, de faire appliquer la politique américaine officielle en Palestine était progressivement abandonnée. Le "processus de paix" n’était plus, après 1996, qu’une couverture au doublement des colons en Cisjordanie.

Plus à l’est de l’arc de crise, le dénouement de la guerre en Afghanistan se jouait entre les chefs de guerre de l’Alliance du Nord et les talibans. Avec la fin de la guerre froide, les États-Unis se reposèrent totalement sur le Pakistan, qui s’engageait lui-même vers un régime militaire islamisé auquel un Afghanistan islamiste offrait une profondeur stratégique contre l’Inde. La victoire des talibans, largement favorisée par les services de renseignement de l’armée pakistanaise, permit à Islamabad de renforcer ses liens avec le nouveau régime.

Ainsi, tout au long de ces décennies, les États-Unis n’ont jamais pris en compte les aspirations des peuples arabes et musulmans. Des politiques ont été menées, des armées ont été mobilisées, des alliances se sont faites et défaites, des guerres ont été livrées sur les terres et les corps des Arabes et des musulmans, mais pour des raisons toujours liées à d’autres intérêts. Les incohérences et les revirements des politiques à l’égard de l’Irak, de l’Iran, des fondamentalismes chiite et sunnite, de l’idéologie du djihad, de la dictature, de la démocratie, de la monarchie absolue, de Yasser Arafat et de l’OLP, des colonies israéliennes et du « processus de paix", etc., l’illustrent bien. Les États-Unis se sont mobilisés pour leurs objectifs propres – que ce soit pour garantir leur approvisionnement en pétrole, pour gagner la guerre froide, pour affirmer leur hégémonie ou pour soutenir Israël – et, dès que l’un d’eux était atteint, ils « oubliaient" toutes les préoccupations des Arabes et des musulmans qu’ils avaient invoquées pour recueillir leur soutien.

Rien n’est plus insultant pour le monde arabe et musulman que cette célèbre réponse de M. Brzezinski, trois ans avant le 11 septembre 2001. A une question sur les éventuels regrets qu’il aurait pu ressentir pour avoir permis la mise en place, grâce à l’aide américaine, d’un mouvement djihadiste afin de provoquer l’invasion soviétique de l’Afghanistan, il rétorqua : "Regretter quoi? (...) Qu’est-ce qui est le plus important au regard de l’histoire du monde? Les talibans ou la chute de l’empire soviétique? Quelques excités islamistes ou la libération de l’Europe centrale et la fin de la guerre froide (4)?"

C’est sur un tel terrain que se sont joués les événements « qui ont changé le monde" ces cinq dernières années – des attaques du 11-Septembre à l’invasion et à l’occupation de l’Irak. En 2003, la seule "victoire" américaine possible aurait été une transition rapide vers un État stable, unifié, démocratique, non théocratique et surtout non occupé. C’était un pari très risqué et il a été perdu. Selon un général américain à la retraite, c’est même le "plus grand désastre stratégique de l’histoire des États-Unis (5)". Cette défaite est irréversible.

Le gagnant est de toute évidence l’Iran. La stratégie américaine de démantèlement de l’armée et des structures baasistes de l’État irakien a permis d’éliminer l’ennemi traditionnel de Téhéran, tandis que la confiance américaine dans les cléricaux chiites a aidé les alliés de l’Iran à l’intérieur de l’Irak. Washington a ainsi renforcé l’État même contre lequel il prétendait lutter.

Les répercussions sont considérables pour les États-Unis et pour le monde arabo-musulman tout entier. Le nationalisme arabe laïque et de gauche, qui avait défini le cadre idéologique de la résistance à la domination occidentale, a cédé le terrain devant des courants islamistes qui enferment cette résistance dans des idéologies profondément conservatrices. Les conflits politiques autour de l’indépendance nationale et des voies de développement se mêlent aux affrontements religieux, culturels et communautaires. Ce changement de paradigme avait été parfois encouragé par l’Occident dans le passé. Aujourd’hui, la débâcle américaine en Irak donne à Téhéran de nouvelles occasions de reprendre le flambeau du nationalisme arabe sous la bannière de l’islam.

La République islamique apparaît comme le champion d’un nouveau front de lutte associant le nationalisme arabe et la vague montante de la résistance islamique. Elle dispose pour cela d’atouts majeurs : elle peut faciliter ou compliquer la situation des troupes américaines ; elle peut aider à mettre les Israéliens en échec au Liban grâce à ses alliés du Hezbollah ; elle peut même tendre une main secourable aux Palestiniens à travers son soutien au Hamas. Son influence s’étend jusqu’aux régions pétrolières du Golfe et de l’Arabie saoudite à majorité chiite. Plus encore, elle est en position de combler l’immense vide de pouvoir régional créé par la destruction de l’État irakien, de peser sur le conflit israélo-palestinien et de transformer la nature même des relations séculaires entre chiites et sunnites.

Les menaces, notamment militaires, des États-Unis et d’Israël ne font que renforcer l’importance stratégique de l’Iran et mettent en valeur son statut d’avant-garde de la résistance du monde arabo-musulman. D’autant que Washington et Tel-Aviv se débattent dans une contradiction : ils sont persuadés de la nécessité d’une intervention armée, mais savent qu’elle ne peut être que limitée à des bombardements aériens et à des opérations des forces spéciales. Toutefois, une telle attaque ne peut détruire le régime, au contraire. Est-ce pour cette raison que le président et le vice-président américains envisagent l’utilisation de l’arme nucléaire (6)? Certes, les conséquences d’une telle aventure sur le plan régional et international seraient incalculables. Mais il faut bien que les États-Unis rétablissent leur crédibilité et suscitent à nouveau la peur qui fonde tout empire.

Une autre stratégie discutée à Washington consiste à exploiter la division confessionnelle avec l’aide de l’Arabie saoudite. Deux tendances contradictoires sont à l’œuvre. La première, c’est le rapprochement entre sunnites et chiites, particulièrement depuis la guerre du Liban de l’été 2006, qui a révélé les affinités évidentes entre Téhéran et le Hezbollah, transformant le cheikh Hassan Nasrallah en héros dans le monde arabe, et à un moindre degré le Hamas. Fait sans précédent, des religieux sunnites respectés affirment désormais que les différences avec les chiites concernent des aspects mineurs de la religion – des foru’ plutôt que des osul (7). La seconde tendance, ce sont les tensions que l’occupation a fait resurgir entre les deux familles de l’islam – particulièrement en Irak. D’autant que, depuis des siècles, les populations chiites, concentrées dans des régions stratégiques, y ont souvent été traitées avec mépris par les pouvoirs sunnites : d’où le terreau fertile de leur ressentiment et de leur colère. A l’inverse, les exactions des milices chiites et l’exécution honteuse de Saddam Hussein poussent les sunnites à la haine.

Certains responsables américains pensent que Riyad pourrait devenir le pourvoyeur de fonds d’un mouvement sunnite de résistance aux chiites déviants. Le régime saoudien est en effet très hostile au développement de l’influence dans la région de la théologie chiite et de la République islamique. Et il a déjà promis, si nécessaire, de protéger les sunnites irakiens. L’Arabie saoudite et les monarchies du Golfe, l’Égypte, la Jordanie, les Kurdes, les sunnites irakiens et libanais, et le Fatah peuvent-ils contrer l’influence de l’Iran chiite, de la Syrie alaouite et de leurs alliés, le Hezbollah libanais et le Hamas palestinien? Pour être crédibles, les "modérés" arabes devraient pouvoir offrir une solution équitable et rapide au problème palestinien. Mais, si les États-Unis et Israël se lancent dans cette aventure, c’est pour se dérober à tout compromis sérieux.

"Doubler la mise"

Une telle stratégie de tension confessionnelle conduirait à une guerre civile entre musulmans. Ceux qui y participeraient seraient perçus comme des agents qui déchirent la région pour le compte d’Israël et des États-Unis. Et quelles forces musulmanes, sunnites et anti-chiites, aiderait-on? Les opinions occidentales et même américaine risquent de découvrir avec effroi que leur gouvernement est de nouveau en train de constituer des "armées salafistes du djihad" – Al-Qaida sous un autre nom. Un tel scénario ne conduirait pas à la « victoire", mais à une série de nouvelles crises.

Cette stratégie, les néoconservateurs la qualifient d’instabilité constructive (ou de destruction créatrice), mais un observateur intelligent la baptise de façon plus adéquate destruction des États ("staticide") (8). Les États-Unis ont fini par accepter une telle orientation au Liban et en Palestine. Si l’on examine les résultats et non les intentions, on peut comprendre pourquoi les Arabes et les musulmans concluent que la politique de Washington au Proche-Orient n’est pas de sauver des "États en faillite", mais de les produire.

L’attaque contre le Liban, qui a provoqué beaucoup de destructions, a débouché sur une défaite : Israël s’est un peu plus isolé dans la région et le monde ; militairement, le Hezbollah n’a jamais perdu sa capacité à communiquer avec ses combattants, à diffuser via la radio et la télévision ses messages à la population, à infliger des pertes aux envahisseurs ou à envoyer des roquettes sur Israël (9). Les Israéliens n’ont atteint aucun de leurs objectifs déclarés, ni le désarmement du Hezbollah ni le retour de leurs soldats capturés.

La question qui se pose pour Israël au Liban, comme pour les États-Unis en Irak, est de savoir s’ils peuvent accepter ces revers ou s’ils seront tentés de "doubler la mise". Ces défaites sont-elles les signes annonciateurs de guerres de nouvelle génération? Ou sont-elles seulement temporaires? Une chose est certaine : le modèle de victoire avec "zéro mort" prôné pendant la guerre du Golfe (1990-1991) ou dans les Balkans, via des bombardements massifs et l’utilisation d’armes de pointe, est révolu. L’enjeu est désormais le contrôle à long terme et l’allégeance de populations que les forces aériennes ne peuvent garantir et qui exige un coût politique et humain important.

Washington a déjà payé un prix fort pour son rôle dans cette petite guerre. L’image du premier ministre libanais Fouad Siniora, les larmes aux yeux, implorant les États-Unis d’empêcher la destruction de son pays peut être considérée comme un tournant. Le mouvement du 14-Mars avait pris le pouvoir grâce à une "révolution du Cèdre" soutenue par la Maison Blanche, louée comme le type même de réforme démocratique que le président George W. Bush souhaitait encourager dans le monde arabe. Mais, face au désir d’Israël d’infliger une leçon au Liban, M. Siniora fut abandonné. Non seulement Washington empêcha tout cessez-le-feu pendant un mois, mais il ravitailla Israël en armes destructrices.

Il en est résulté ce que M. Siniora a décrit comme une destruction "inimaginable" de l’infrastructure civile libanaise (10), et aussi un affaiblissement du gouvernement lui-même. Le Hezbollah exige aujourd’hui de jouer un rôle plus important et, dans une "révolution du Cèdre" inversée, il organise ses propres manifestations de rue, massives, pacifiques et disciplinées, mimant les tactiques encouragées par les États-Unis et l’Occident. "Ne craignant pas de prendre partie" dans cette lutte interne, les États-Unis doublent maintenant leur aide à l’armée libanaise et aux Forces de sécurité intérieure, qui intensifient leur recrutement parmi les sunnites et les druzes (11). Ces politiques, peu commentées aux États-Unis, sont dénoncées dans la presse arabe, israélienne et mondiale. Après cette guerre, il sera très difficile de persuader le monde arabo-musulman que les États-Unis ne sont pas prêts à trahir tout allié ou tout principe de justice dans le seul but de soutenir Israël.

Destruction de l’infrastructure civile, affaiblissement de sa cohérence sociale et politique, création d’une logique conduisant vers un conflit confessionnel et une guerre civile : quand cette dynamique s’est accélérée en Irak, il semblait qu’il s’agissait d’une terrible conséquence non planifiée par Washington. Lorsque ces mêmes éléments se retrouvent au Liban, on peut encore évoquer une malheureuse coïncidence. Mais dès lors qu’une dynamique similaire se dessine en Palestine, de nombreux observateurs n’hésitent plus à parler de "modèle" de la stratégie américaine.

En Palestine, un chaos provoqué

Les territoires palestiniens vivent une crise humanitaire de grande ampleur. Depuis la victoire du Hamas aux élections de janvier 2006, les États-Unis et l’Union européenne se sont joints à Israël pour tenter d’affamer les Palestiniens et de les pousser à rejeter leur gouvernement démocratiquement élu. Les résultats prévisibles de ces attaques sont l’effondrement de l’ordre social et le glissement vers un conflit civil.

Un observateur américain clairvoyant décrit ainsi le paysage tourmenté : "Les Palestiniens de Gaza vivent enfermés dans un ghetto sordide et surpeuplé, cernés par l’armée israélienne et une énorme barrière électrique ; il leur est impossible de quitter ou de pénétrer dans la bande de Gaza et ils subissent des assauts quotidiens. (...) Les tentatives israéliennes d’orchestrer un effondrement des lois et de l’ordre, de semer le chaos et de provoquer une pénurie généralisée sont visibles dans les rues mêmes de Gaza-city, où les Palestiniens passent devant les décombres du ministère de l’intérieur palestinien, du ministère des affaires étrangères et du ministère de l’économie nationale, du bureau du premier ministre palestinien et de quelques institutions éducatives qui ont été bombardés par l’aviation israélienne. (...) Et la Cisjordanie sombre rapidement dans une crise semblable à celle de Gaza. (...) Qu’est-ce que les États-Unis et Israël comptent gagner en faisant de Gaza et de la Cisjordanie une version miniature de l’Irak? (...) Croient-ils qu’ils parviendront ainsi à affaiblir le terrorisme, à freiner les attentats-suicides et à instaurer la paix (12)?"

Une nouvelle étape a été franchie avec la livraison d’armes par les États-Unis, aidés d’Israël, "aux militants de la Force 17 à Gaza liés à l’homme fort du Fatah Mohammed Dahlan" ; "selon des représentants officiels des services de sécurité israéliens et palestiniens, ces livraisons d’armes américaines ont déclenché une course à l’armement avec le Hamas (13)».

Quelles que soient les intentions, la logique de désintégration sociale et de guerre civile se déploie, via la politique américaine, dans trois pays identifiés par Israël comme des lieux de résistance à ses ambitions régionales. Il existe un noyau dur de sionistes de droite qui souhaitent assujettir les Palestiniens ou les déplacer de tous les territoires convoités par Israël. Pour y parvenir, ils veulent affaiblir tous les voisins récalcitrants. Il est effrayant, mais peu surprenant, de voir de tels fanatiques occuper des positions de pouvoir dans le gouvernement israélien. Il est choquant de penser que Washington puisse suivre, voire être l’artisan d’une telle stratégie destructrice et autodestructrice, au nom d’une fausse idée de ce qu’est un ami d’ Israël.

Si les États-Unis étaient vraiment des amis d’Israël, ils devraient non seulement être réticents à s’engager dans cette voie, mais partager cette remarque d’une observatrice israélienne : "La politique d’Israël ne menace pas uniquement les Palestiniens mais aussi les Israéliens eux-mêmes... Un petit État juif de sept millions d’habitants (dont cinq millions et demi de Juifs), entouré de deux cents millions d’Arabes, se fait l’ennemi de tout le monde musulman. Il n’y a pas de garantie qu’un tel État puisse survivre. Sauver les Palestiniens signifie également sauver Israël (14)."

Ce n’est pas qu’au Proche-Orient que la défaite des États-Unis paraît possible. Plus à l’est aussi, en Afghanistan, ils sont soumis à rude épreuve. Après le 11-Septembre, personne ne doutait que Washington avait le droit de poursuivre par la force M. Oussama Ben Laden et Al-Qaida. La décision de déclencher une vaste opération militaire impliquant l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) afin de reconstruire l’infrastructure politique du pays était cependant risquée. Pour réussir, il fallait une victoire militaire décisive, suivie d’un solide engagement financier et politique de longue haleine visant une réforme de la société, en s’appuyant sur des partenaires locaux fiables et respectés également engagés dans la voie de la réforme. Ajoutons que le détournement vers l’Irak de forces et de ressources cruciales dans la chasse à Al-Qaida indique le caractère secondaire que revêt l’Afghanistan aux yeux de l’administration Bush, malgré le lien direct de ce pays avec les attaques du 11-Septembre. C’est dire que la "guerre contre le terrorisme" cachait des objectifs moins avouables.

Sur le terrain, les États-Unis se sont reposés sur les chefs de guerre de l’Alliance du Nord pour obtenir des résultats rapides, et se sont appuyés sur un président importé pour bricoler un semblant de gouvernement central à Kaboul. Ils ont été incapables d’éliminer les chefs d’Al-Qaida et des talibans, délaissant vite le terrain afghan au profit de l’Irak. MM. Ben Laden et Ayman Al-Zawahiri continuent à diffuser des cassettes ; et les talibans, qui ont maintenu des liens étroits avec les tribus pachtounes des deux côtés de la frontière pakistano-afghane, se regroupent et constituent une réelle menace pour les troupes de l’OTAN, cloîtrées dans des camps, et ne se manifestant que pour exécuter des raids et des bombardements aériens (15). Le ministre des affaires étrangères pakistanais est même allé jusqu’à déclarer que l’OTAN devait "accepter la défaite" et que ses troupes devaient se retirer.

La tentative maladroite de Washington de mener une bataille claire et noble contre Al-Qaida s’est fourvoyée non seulement du fait de la complexité des tribus et chefs de guerre afghans, mais aussi en raison du jeu dangereux et compliqué du Pakistan (lire "Entre Washington et les talibans, les ambiguïtés du Pakistan"). Celui-ci, dans sa bataille vitale pour le Cachemire, doit miser sur ses propres groupes islamistes. Islamabad appelle ainsi l’OTAN et le gouvernement afghan à accepter l’inévitable présence en Afghanistan de « talibans modérés", auxquels il a d’ailleurs cédé le contrôle d’une de ses régions – le Waziristan nord. S’installe de ce fait une base à partir de laquelle les « talibans-pas-si-modérés" attaquent les soldats de l’OTAN et recourent même maintenant, chose jamais vue dans ce pays, à la technique des "attentats-suicides" : la connexion avec l’Irak serait-elle devenue réalité? Du coup, la "guerre contre le terrorisme" a fini par rendre les États-Unis dépendants du Pakistan, qui, lui-même, se trouve dans une alliance structurelle avec l’islamisme radical. De surcroît, les élites et le régime pakistanais croient leur pays protégé de l’islamisation rampante par les hiérarchies traditionnelles qui caractérisent cette société. Et si la "pakistanisation" d’Al-Qaida se muait en "al-qaidisation" du Pakistan? Les médias américains ignorent ce phénomène inquiétant.

Un arc de crise s’étend donc des pays du Levant jusqu’au sous- continent indien. Dans les prochains mois, des décisions seront prises, avant tout à Washington, qui exacerberont ces crises ou les engageront sur de nouvelles voies plus favorables. Pour opérer ce tournant, les dirigeants occidentaux devront comprendre qu’Al-Qaida, le Baas, le Hezbollah, le Hamas, la Syrie ainsi que l’Iran ne peuvent pas être tous classés sous la même étiquette idéologique abstraite de l'"axe du mal". Des liens existent entre les crises, mais il faut aussi chercher à découpler et désamorcer leurs divers composants.

La Syrie, un adversaire gérable

Ainsi de la Syrie, un pays qui ne menace pas les États-Unis, qui les a déjà aidés à plusieurs occasions et qui a également ses propres intérêts nationaux légitimes en jeu : il faudrait arriver avec elle à un accord sur l’évacuation du plateau du Golan, dont l’occupation par Israël n’est d’aucun profit pour les États-Unis. De même pour le Hezbollah au Liban et le Hamas en Palestine, qui agissent surtout en fonction de leurs intérêts nationaux. Les États-Unis peuvent se débarrasser d’un certain nombre de problèmes et faire par là avancer leurs propres intérêts, y compris la défaite du vrai "terrorisme" fanatique. Pour cela, ils doivent reconnaître que tous ces groupes ne sont pas des succursales ou des clones d’Al-Qaida, et qu’ils ne le deviendront pas plus que le Vietnam n’est devenu l’outil d’un "empire du mal". Des négociations pourraient faire de chacun de ces États ou de ces mouvements des adversaires gérables.

Des voix influentes au cœur du système politique américain exigent un changement de cap : le rapport Baker-Hamilton en est l’expression la plus évidente. De son côté, l’ancien président James Carter a appelé à ouvrir un débat honnête sur la politique américaine en Palestine. Pour réparer les dégâts déjà causés, il faudrait admettre que de mauvaises décisions ont été prises et aller vers de très sérieux infléchissements politiques. Cela exigerait de renoncer à l’idée que la seule utilisation de la force militaire unilatérale peut résoudre des problèmes politiques et sociaux complexes. Cela exigerait aussi de renoncer à un soutien inconditionnel à Israël. Et, par-dessus tout, cela demanderait d’abandonner l’idée que les divers peuples et nations du monde arabo-musulman sont des éléments interchangeables s’inscrivant dans un même schéma idéologique, manipulable à volonté pour les besoins des grandes puissances, pour les ambitions territoriales des colons israéliens ou pour les rêves d’oumma imaginaire d’Al-Qaida. Il est temps d’en finir avec l’approche idéologique, et de renouer avec le réalisme.



(1) Robert Dreyfuss, Devil’s Game : How the United States Helped Unleash Fundamentalist Islam, Metropolitan Books, New York, 2005, p. 240.

(2) Lire Pierre Abramovici, « L’histoire secrète des négociations entre Washington et les talibans », Le Monde diplomatique, janvier 2002.

(3) Soref Symposium, 29 avril 1991.

(4) Le Nouvel Observateur, Paris, du 15 au 21 janvier 1998.

(5) William E. Odom, « What’s wrong with cutting and running ? », The Lowell Sun, Lowell (Massachusetts, États-Unis), 30 septembre 2005.

(6) Jorge Hirsch, « Nuking Iran is not off the table », 6 juillet 2006, www.antiwar. com/orig/hirsch.php ?art.... Cf. également Philip Giraldi, « Deep background », The American Conservative, Arlington (Virginie), 1er août 2005.

(7) Foru’ signifie « branche », et osul « source ».

(8) Sarah Shields, « Staticide, not civil war in Iraq », 6 décembre 2006,

(9) Alastair Crooke et Mark Perry, « How Hezbollah defeated Israel », Counterpunch.org, 12 et 13 octobre 2006.

(10) www.archive.gulfnews.com/indepth/is...

(11) www.english.chosun.com/w21data/html...). Cf. également Megan K. Stack, « Lebanon builds up security forces », Los Angeles Times, 1er décembre 2006.

(12) Chris Hedges, « Worse than apartheid », www.truthdig.com/report/ item/200612...

(13) Aaron Klein, « US weapons prompt Hamas arms race ? »

(14) Tanya Reinhardt, « The Road Map to Nowhere – Israel/Palestine since 2003 », ZMag, 8 octobre 2006.

(15) Lire Syed Saleem Shahzad, « Comment les talibans ont repris l’offensive », Le Monde diplomatique, septembre 2006.

Les régimes arabes modernisent... l’autoritarisme

Adaptation aux contraintes internes et externes

Avril 2008

Depuis la première guerre du Golfe (1990-1991), les pays arabes du Proche-Orient et du Maghreb ont connu une succession de bouleversements qui, partout ailleurs, auraient déstabilisé bien des pouvoirs. Pourtant, la plupart ont réussi à maintenir des structures archaïques que ni la seconde guerre mondiale ni la décolonisation n’avaient fait disparaître. Une opposition efficace peine à émerger alors que les dirigeants tentent de se refaire une virginité aux yeux du monde.

Rappelons-nous le déluge de rhétorique optimiste déclenché par la chute du mur de Berlin, en novembre 1989, et par la première guerre du Golfe (janvier-mars 1991) : Saddam Hussein avait été expulsé du Koweït et un nouvel ordre mondial devenait désormais possible. Les règles du droit international et les résolutions des Nations unies seraient dorénavant appliquées partout – y compris en Palestine. Une vague de démocratisation allait déferler sur tout le monde arabe (1). Les critères de la démocratie et des droits humains deviendraient les mêmes sur l’ensemble du globe, et les régimes autoritaires seraient fortement incités (mais non contraints) à se démocratiser. Sur le plan économique, les « ajustements structurels" (y compris les privatisations et la réduction des subventions étatiques), les accords de libre-échange, l’appel aux investissements et les incitations à entreprendre allaient enfin faire émerger de nouvelles classes moyennes. Ces acteurs sociaux et économiques, en symbiose avec d’autres forces nationales et internationales, propulseraient la région sur la voie du dynamisme économique et de la démocratisation. Comme en Amérique latine et en Europe du Sud (Espagne, Grèce, Italie), des élites astucieuses serviraient de catalyseurs des transformations politiques (2). Ainsi le Proche-Orient allait pouvoir rejoindre ce qui était alors perçu comme un mouvement de progrès planétaire.

Vingt ans plus tard, le bilan de ces espérances dans les différents domaines (politique, économique, idéologique et relations internationales) est affligeant. Sur le plan politique, trois types de régime se partagent la région : les régimes "fermés" (Libye, Syrie, etc.), où il n’y a même pas l’apparence du pluralisme ; les régimes "hybrides" (Algérie, Égypte, Jordanie, Maroc, Soudan, Yémen), où l’autoritarisme coexiste avec des formes de pluralisme ; enfin les régimes « ouverts", dont le seul cas, pour l’instant, est celui de la Mauritanie, qui a connu une véritable alternance.

Couches moyennes sous contrôle

Sur le plan économique, si les politiques néolibérales ont stimulé la croissance, elles n’ont pas transformé ces pays en éléments dynamiques de l’économie mondiale, et n’ont certainement soulagé ni la misère ni les injustices sociales. Les pays pétroliers, bien entendu, croulent sous les devises mais ce n’est que grâce à l’envol du prix de l'"or noir", et cela ne reflète aucune innovation structurelle. Grâce à des instruments comme les fonds souverains, certains d’entre eux sont en mesure de "faire jouer leurs muscles financiers" en acquérant des morceaux de grands pays industriels en crise, diversifiant ainsi leurs sources de revenu.

Mais ce n’est là qu’une conséquence des carences du Nord et nullement le signe d’une transformation réussie des structures économiques. Quant aux autres grands pays arabes, ils continuent d’être confrontés au grave problème des populations massives de jeunes dans la misère. Le plus peuplé d’entre eux, l’Égypte, n’a pu échapper à son statut de rentier – l’aide étrangère y tenant lieu de rente stratégique.

Les nouvelles couches moyennes, elles, restent dépendantes du flot des revenus du pétrole et plus généralement des relations sociales clientélistes, qui n’ont pas été brisées. Monarchique ou républicain, l’État autoritaire perdure, faisant preuve d’une grande faculté d’adaptation. Les riches hommes d’affaires doivent à l’État leurs réseaux d’influence et leurs contrats ; les entrepreneurs plus modestes – et jusqu’aux marchands ambulants – doivent continuer de se soumettre aux directives ministérielles, aux règlements tatillons et à la règle des pots-de-vin. Même les professions libérales et intellectuelles demeurent tributaires des institutions étatiques et paient au prix fort toute transgression des limites prescrites.

Assurément, l’étiquette "couches moyennes" est élastique et recouvre un large éventail de groupes sociaux, des hommes d’affaires aux enseignants, des infirmières aux commerçants, des artistes aux fonctionnaires. Les uns sont issus de familles de vieille souche solidement implantées localement ou nationalement ; d’autres sont les premiers de leur famille à s’élever au-dessus du niveau de subsistance et à sortir de l’illettrisme ; parmi ceux-ci, bon nombre retomberont dans la misère à la première crise. Des hauts gradés militaires appartiennent désormais à la nouvelle bourgeoisie, détenteurs qu’ils sont d’importants avoirs dans l’économie nationale. Avec les hauts fonctionnaires et bureaucrates qui ont accumulé des richesses grâce à leur poste, ils constituent un secteur des "couches moyennes" hostile à tout changement.

Il existe aussi une couche moyenne "mondialisée" à deux faces : d’une part, les professionnels et hommes d’affaires expatriés, dont le soutien à leur famille restée au pays permet seulement l’achat d’une boutique ou autre petit commerce ; d’autre part, des groupes sociaux qui se heurtent au manque de perspectives internes, et pour qui le seul espoir d’avancement économique réside ailleurs – même si cet ailleurs est hors d’atteinte (3).

Ces deux types d’immigration sont d’ailleurs les symptômes d’une même carence : l’État remplit de moins en moins son rôle de pourvoyeur d’emplois et de protection sociale. D’où la perte chez l’individu du sentiment d’un lien entre son destin personnel et quelque projet national partagé par tous.

En même temps, ces différentes "couches moyennes" ne constituent qu’une partie infinitésimale de la population de pays où l’immense majorité vit proche du seuil de subsistance et où l’instruction publique existe à peine. Ceux qui réclament activement la démocratisation appartiennent à ces catégories si hétéroclites : étudiants, professions libérales, hommes d’affaires modestes, avocats et juristes, groupes sociaux marginalisés (femmes, ethnies, régionalistes, minorités linguistiques). Mais comment articuler leurs demandes avec celles, plus matérielles, des secteurs les plus défavorisés des villes et des campagnes?

Sur le plan idéologique, tous ces groupes s’accordent pour exiger la "démocratie", mais ils se divisent d’une manière très spécifique à leur région sur telle ou telle question importante. Depuis le début des années 1990, les formes prises par la libéralisation économique et politique n’ont pas permis de faire avancer les idées progressistes et laïques parmi les couches moyennes et populaires. L’islamisme, sous ses différentes formes, est arrivé à apparaître comme le meilleur porte-parole des mécontentements et des exigences de changement, même parmi des groupes traditionnellement de gauche et laïques, comme les étudiants.

Si les voix laïques et islamistes font partie d’un même grand chœur exigeant la démocratisation, les uns chantent la mélodie d’un ordre social fondé sur le droit et sur les principes politiques modernes universellement admis, les autres psalmodient les principes d’un ordre politique fondé sur un ensemble de préceptes coraniques. Les uns cherchent à établir la souveraineté de la volonté populaire délimitée par le droit ; les autres à établir la souveraineté absolue d’un système de croyance. Même si, on peut le noter, un début d’inflexion s’esquisse chez les Frères musulmans égyptiens ou dans le Parti de la justice et du développement (PJD) au Maroc sur la question de la démocratie et de la souveraineté du peuple ; mais les idéologies ont la vie longue...

Bref, les "réformes" infligées à notre région depuis quinze ou vingt ans – sous la pression de l’Occident – n’ont pas conduit sur ce chemin qui mènerait inexorablement de la libéralisation économique à la démocratie, en passant par la modernisation et la sécularisation. Elles ont au contraire apporté la preuve irréfutable qu’aucun lien mécanique n’existe entre ces différents stades.

Comment expliquer l’attrait apparemment paradoxal qu’exerce sur beaucoup de diplômés l’islamisme contemporain? Pour une part, il tient à sa capacité à fusionner deux thèmes : fierté culturelle et identité religieuse. Longtemps, les régimes se sont contentés de remettre l’autorité culturelle entre les mains de religieux conservateurs qui seraient les plus à même, pensait-on, de "contrôler la société".

Après tous les coups essuyés par le nationalisme arabe, notamment après la défaite de 1967, la collaboration d’importants régimes arabes avec Israël et enfin l’invasion et le démantèlement de l’Irak, les religieux ont profité de l’opprobre jeté sur les pouvoirs pour se poser en champions de la culture arabe. Il en résulte un hybride idéologique puissant mais inquiétant. Bien entendu, la langue arabe possède une longue histoire de productions riches et variées ; mais aujourd’hui les Arabes instruits, multilingues, confrontés à la pénurie de bonnes traductions, effectuent une part importante de leurs travaux en anglais ou en français. En pratiquant ces langues, ils sont laïques. Quant à la jeunesse, elle attrape ce qu’elle peut dans le flux des cultures mondiales, créant dans la rue et sur la Toile un nouveau méli-mélo vernaculaire. Lorsqu’ils téléchargent sur YouTube, ce sont des laïques. Parallèlement, les zélotes religieux exercent d’immenses pressions pour combattre la "profanation " de la langue arabe.

Ces pressions ont paradoxalement pour conséquence d’affaiblir la position de l’arabe dans le monde. Elles aggravent la coupure entre cette culture et celles, si vivantes, d’Occident et d’Orient, renforçant l’impression d’une relative faiblesse du savoir arabe. Or ce dont nous avons besoin, c’est, au contraire, que nos scientifiques, nos intellectuels, nos artistes, et aussi des gens ordinaires utilisent davantage de formes "profanes" tirant parti du pouvoir extraordinaire de la langue arabe.

Des dirigeants qui ont peur de leurs peuples

Au plan religieux aussi, cet hybride est appauvrissant. Pour une part, l’attrait de l’islam vient de son statut de dernière grande religion abrahamique offrant une vision orientée vers le salut, qui englobe des éléments des idéologies laïques de droite comme de gauche. Il est anti-individualiste, anticonsumériste et fermement enraciné dans la vie de la communauté. Mais, socialement, il peut, selon les interprétations, être très conservateur, rigidement hiérarchisé, respectueux de l’ordre et de la tradition. Pourtant, il est censé s’adresser à tous, et donc toute tentative d’essentialiser le rapport entre l’islam et une culture particulière (notamment l’arabe) court le risque de le transformer en un culturalisme, d’éroder sa prétention à l’universalité. Nous décelons les symptômes de cette orientation dans les diatribes d’Al-Qaida contre les "Perses " ou d’oulémas contre les "Turcs".

Beaucoup de régimes fondent leur légitimité sur de grands récits nationalistes quasi mythiques dans lesquels ils figurent comme libérateurs et défenseurs de la nation face à la domination étrangère, parfois aussi comme défenseurs de la foi. Ces histoires sont souvent véridiques : beaucoup de partis et de familles au pouvoir ont effectivement joué un rôle héroïque dans la conquête et la conservation de l’indépendance nationale. Largement disséminées par les médias officiels, ces mythologies "unificatrices" ont créé une fausse identification entre le régime et la société, souvent avec l’appui enthousiaste d’intellectuels cherchant à désamorcer la dissidence et à encourager la docilité.

Mais, dans tous ces grands récits, il y a toujours des absents : en Égypte, ce sont les coptes ; au Maroc et en Algérie, les Berbères ; dans d’autres pays, les Kurdes ou les chiites. Sous le voile, les tensions sociales étaient réfractaires à cette homogénéisation et les dirigeants avaient peur de leur propre peuple, terrifiés à l’idée de toute véritable ouverture politique. Certaines formes d’autoritarisme ont une teinte populiste ; d’autres vont jusqu’à célébrer le peuple. Mais sous ces façades paternalistes, les gouvernements et les élites méprisent le peuple sous prétexte que celui-ci leur devrait l’indépendance ainsi que les acquis de la nation.

Au cours des deux dernières décennies, la magie de ces idéologies unificatrices a perdu de son pouvoir. Désormais, l’État autoritaire doit faire face à tout un vivier de nouveaux groupes, chacun avec son propre sujet de mécontentement, et qui ne peuvent tous être bâillonnés ou achetés. En même temps, ces groupes se méfient les uns des autres. Des ouvriers militants n’auront pas les mêmes idées que des paysans pauvres et conservateurs sur les changements nécessaires les plus urgents. Les patrons d’industrie locaux risquent de ne pas apprécier les projets d’hommes d’affaires et de cadres liés aux organismes financiers internationaux. Enfin s’ajoute à tous ces clivages la crainte de l’islamisme radical – crainte parfois partagée par les islamistes eux-mêmes.

Les régimes autoritaires ont appris à tourner à leur avantage ces divisions. L’État ne se présente plus en défenseur rigide de son droit à exercer seul le pouvoir sur une populace incompétente ; il est devenu plutôt le protecteur des opposants "modérés" contre leurs frères ennemis, les « extrémistes".

Un exemple égyptien illustre ces contradictions. Dans le cadre de son programme économique néolibéral, le gouvernement est revenu sur la réforme agraire de Nasser, enlevant des terres à leurs propriétaires actuels – généralement des anciens métayers – pour les rendre aux latifundistes. Cette "réforme " était censée intervenir graduellement pour que les paysans s’adaptent à la transition, mais les propriétaires ont soudoyé les policiers pour les faire expulser sur-le-champ (4). Les paysans se sont mobilisés contre ces expulsions, et on aurait pu penser que les islamistes se rallieraient au mouvement. Or ceux-ci s’en sont tenus à l’écart, car ils approuvent la politique du président Hosni Moubarak et jugent la réforme nassérienne "communiste". Ainsi, l’espoir de monter une sérieuse contestation politique a été écrasé dans l’œuf.

Le scénario "extrémistes contre modérés" facilite une plus grande souplesse tactique des régimes. Il n’est plus nécessaire de truquer ouvertement les élections. On peut admettre la participation de davantage de partis d’opposition. Le parti dominant peut se permettre de n’emporter que 70 % ou même 60 % des suffrages au lieu des 90 % habituels. Davantage de voix se font entendre dans les médias – surtout la presse écrite –, où les contraintes sont moins sévères qu’avant, mais les lignes rouges à ne pas franchir tout aussi précises. On n’éprouve plus le besoin de mettre autant de gens en prison, ni pour aussi longtemps – exceptés les "extrémistes", bien sûr. L’État fait feu de tout bois, il crée ses propres médias, ses propres organisations non gouvernementales (ONG), son propre simulacre d’une société civile.

Il s’agit d’une mise en scène, d’une rationalisation limitée de l’ordre politique. L’État autoritaire n’a pas été transformé par la démocratisation, il s’est affublé de ses accessoires. On pourrait, par dérision, le nommer « autoritarisme 2.0".

Les facteurs géopolitiques pèsent sur ces évolutions. L’étroite implication de la région dans la politique mondiale remonte au pacte entre le président américain Franklin Delano Roosevelt et le roi saoudien Abdelaziz Ibn-Saoud, en 1945, sur l’approvisionnement en pétrole. Il y eut ensuite, après la guerre de 1967, le ralliement de l’Égypte et de la Jordanie à une solution fondée sur la création d’un État palestinien aux côtés de l’État d’Israël, l’alliance des États-Unis avec divers pays arabes, y compris la Syrie, pour rétablir la souveraineté du Koweït, en 1991, et, enfin, au cours des années 1990, tous les encouragements prodigués aux pays arabes pour libéraliser leur vie politique et appliquer à leurs économies les recettes néolibérales.

Mais, à partir de 2001, l’administration de M. George W. Bush a opté pour une nouvelle lecture du pacte avec la région : la priorité des États-Unis ne serait plus la stabilité, mais l’instauration de la démocratie, au besoin par la force. Cet abandon d’un vieux principe a effrayé nombre de régimes, mais l’opinion arabe l’a vite senti : cette ferveur démocratique n’était que le camouflage d’un programme d’interventions dans le seul intérêt des États-Unis et d’Israël. Les régimes locaux ont vite appris à déchiffrer les déclarations contradictoires venues d’Occident et retrouvèrent leur confiance. Une façade démocratique allait leur suffire, à condition d’apporter leur pierre à la "guerre contre le terrorisme" et de ne pas s’opposer trop vigoureusement à l’hégémonie des États-Unis ni aux intérêts d’Israël.

"Industrie du terrorisme"

Ces gouvernements ont pratiqué le double langage, affirmant à leur peuple qu’ils étaient contre l’invasion étrangère, en même temps qu’ils aidaient Washington à arrêter les islamistes, à torturer des suspects enlevés illégalement et à contenir la résistance à leur volonté de "remodeler" la région.

L’internationalisation du combat – d’un côté, l’État sécuritaire supervisé par les États-Unis ; de l’autre, le militantisme djihadiste revendiqué par Al-Qaida –, a contribué à dévaluer l’activité politique locale et à démobiliser les acteurs de terrain. De même que la mondialisation sape le pouvoir économique de l’État et pousse les citoyens à s’expatrier pour assurer leur avenir matériel, de même le complexe international créé par la "guerre contre le terrorisme" pousse les militants à se lancer sur les champs de bataille mondiaux et imaginaires. Pour échapper au désespoir qui règne à la maison, on s’enfuit en France pour travailler... ou en Irak pour se battre. Nombre d’actions spectaculaires du djihad ont été conduites par des gens venus d’ailleurs, souvent de régions relativement épargnées par les conflits, par exemple le Maroc.

La frustration sociale donne lieu à deux types de dépolitisation : retrait et radicalisation. L’exemple algérien est significatif : il y a d’abord eu le Front islamique du salut (FIS), avec sa volonté de réformer l’État ; puis le Groupe islamique armé (GIA), qui cherchait à le renverser ; enfin, encore plus radical, le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), transformé en Al-Qaida au Maghreb, qui l’a "apostasié". Ceux qui ne peuvent pas s’évader agissent ainsi sur place et se réclament quand même d’une organisation mondiale avec un bon espoir d’être crus, même si les liens avec elle sont pour le moins ténus. C’est ce qui permet à Al-Qaida d’être présente partout, puisque n’importe qui peut l’incarner. Réciproquement, tout musulman mécontent peut être suspecté d’être un terroriste en puissance. La "guerre contre le terrorisme" pénètre ainsi dans chaque quartier.

Ici, il faut distinguer entre propagande et réalité. Assurément, il existe dans le monde des gens dangereux prêts à tuer et à se faire tuer ; certains sont mus par des idéologies islamistes. Mais la "guerre contre le terrorisme" a accouché d’une véritable industrie de la terreur, suscitant des craintes cauchemardesques totalement disproportionnées. Selon Europol, en 2006, il y a eu en Europe cinq cents actes de terrorisme, dont... un seul était imputable à des islamistes – et celui-là a échoué (5). Lors d’une récente expérience aux États-Unis, le Transportation System Security est parvenu à tromper la vigilance du personnel de sécurité aéroportuaire avec de fausses bombes six fois sur dix – trois fois sur quatre à Los Angeles (6). Et pourtant, il n’y a pas eu un seul attentat terroriste dans ce pays depuis 2001. S’il y avait vraiment des centaines de cellules djihadistes en sommeil, prêtes à frapper, cela se saurait.

Hors des zones de combat, le terrorisme islamiste "au détail " est rarissime. Et, dans ces zones de combat, c’est l’invasion étrangère qui a suscité des tactiques de résistance et des types d’organisation inédits – y compris des antennes ou des imitations d’Al-Qaida. Tout l’argent, toutes les armes, toute la répression du monde ne sauraient arrêter un kamikaze résolu. De vraies menaces existent effectivement loin des zones de combat, mais les services de renseignements et de police peuvent les combattre avec succès – et l’ont prouvé. En une phrase, l’objectif devrait être de criminaliser le terrorisme et non pas de politiser le "djihad".

Pourtant, l’industrie du terrorisme fait partie intégrante du rapport à l’Occident. L’argent des fondations et des "boîtes à idées" occidentales afflue, ainsi que les soutiens politiques et une visibilité médiatique pour tous ceux, dans la région, qui aident à gonfler la baudruche de la "guerre contre le terrorisme". La sécurité n’en est pas renforcée pour autant, mais la peur augmente – tout comme le nombre de mécanismes de contrôle qui perpétuent les régimes autoritaires. La crainte du terrorisme a remplacé à point nommé les alibis nationalistes qui servaient naguère à ajourner sine die la démocratisation.

La démocratie est sans doute en crise ailleurs dans le monde parce qu’elle n’a pas tenu ses promesses (7). Dans cette région, elle est dévalorisée avant d’exister : le mot même est discrédité. Dans l’opinion publique arabe, "démocratie" est devenu le symbole honni de l’hypocrisie des régimes répressifs, du programme néoconservateur d’attaques préemptives et des ingérences étrangères en général. Ce discrédit a même frappé les ONG. Certaines d’entre elles se sont mercantilisées et, par là même, se sont déconnectées des réalités locales. L’avenir et la vision de leurs cadres se sont tournés vers l’Occident qui les subventionne ; le militantisme a cédé au choix des carrières. Et quand elles font un bon travail, comme le Centre Carter, qui a envoyé des délégués lors des élections de janvier 2006 en Palestine, leur diagnostic est purement et simplement ignoré par la « communauté internationale". Celle-ci a imposé des sanctions parce que les électeurs avaient majoritairement choisi de voter pour le Hamas, ce qui a débouché sur la tragédie actuelle : un million cinq cent mille Palestiniens vivent assiégés et affamés dans la bande de Gaza.

Résistances courageuses mais divisées

Minces sont les espoirs de démocratisation. Les acteurs traditionnels du changement – militants syndicaux ou politiques, étudiants – paraissent plus affaiblis que jamais. Les nouveaux acteurs – minorités régionales ou linguistiques, journalistes, intellectuels indépendants – peinent encore à s’unir et à desserrer l’étau d’une politique autoritaire implantée de longue date.

Nous ne pouvons prédire quels seront les instruments de changement qui émergeront un jour à partir des résistances latérales qui se multiplient. En Égypte et au Pakistan, des magistrats et des avocats résistent courageusement à la destruction de l’indépendance judiciaire. Au Maroc et en Algérie, des journalistes se battent pour la liberté de la presse. Partout dans le monde musulman, de jeunes théologiens inventent de nouveaux liens entre islam, démocratie et modernisation.

L’État autoritaire sait absorber et détourner le changement, mais il n’est pas une machine parfaite et impénétrable. Les espaces qu’il a créés pour ses propres manœuvres constituent aussi de vrais champs d’action politique. Il y aura des percées ; il faut s’attendre à l’inattendu. La majorité des transitions démocratiques qu’on a pu observer dans le monde depuis les années 2000 se sont produites dans des pays autoritaires "hybrides" (8).

Pour contribuer aux changements, il faut "indigéniser" le message progressiste, revigorer le sentiment d’un objectif partagé, englobant la nation et l’islam, mais ne se bornant pas à eux ; présenter une vision qui s’adresse aux besoins immédiats des gens tout en les impliquant dans des projets plus vastes de paix et de démocratie. L’aide des États-Unis et de l’Europe sera accueillie avec gratitude, mais, si l’Occident veut sérieusement promouvoir la démocratie, il faut qu’il commence par répondre sérieusement aux préoccupations locales. Parler de "démocratie" ne sert à rien tant que ce discours n’est pas dégagé des grands desseins géopolitiques et qu’il ne privilégie pas une collaboration avec les mouvements progressistes sur place.

Les gens ont besoin d’avoir devant eux des perspectives ouvertes. C’est leur grande aspiration. C’est sur ce terrain que doivent s’engager les progressistes. Quelque langage que l’on emploie pour le décrire, c’est ainsi que sera construit un ordre politique démocratique autant par sa forme que par sa substance.



(1) La notion de « vague de démocratisation » apparaît pour la première fois dans Samuel P. Huntington, The Third Wave : Democratization in the Late Twentieth Century, University of Oklahoma Press, Norman, 1991.

(2) Cf. Guillermo O’Donnell et Philippe C. Schmitter, Transitions From Authoritarian Rule : Tentative Conclusions About Uncertain Democracies, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1986.

(3) Cf. Shana Cohen, Searching for a Different Future : The Rise of a Global Middle Class in Morocco, Duke University Press, Durham, 2004.

(4) Lire Beshir Sakr et Phanjof Tarcir, « La lutte toujours recommencée des paysans égyptiens », Le Monde diplomatique, octobre 2007.

(5) « 500 Terror attacks in EU in 2006 – but only 1 by Islamists », Der Spiegel, Hambourg, 11 avril 2007.

(6) Thomas Frank, « Most fake bombs missed by screeners », USA Today, McLean (Virginie), 17 octobre 2007.

(7) Sur la régression démocratique, cf. Larry Diamond, « The democratic rollback : The resurgence of the predatory state », Foreign Affairs, New York, mars-avril 2008.

(8) Cf. Steven Levitsky et Lucan Way, « The rise of competitive authoritarianism », Journal of Democracy, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, vol. XIII, n° 2, avril 2002.

Retour vers le futur dans le monde arabe

Entre nationalisme et islamisme

Août 2009

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, deux vagues successives ont submergé le monde arabe, celle du nationalisme et celle de l’islamisme politique. Au-delà de leurs divergences, ces deux courants s’abreuvent aux mêmes sources : le désir d’indépendance, le refus des ingérences étrangères, l’aspiration à un développement plus équitable et plus juste. Ces objectifs n’ont pas été atteints. L’émergence d’une troisième force permettra-t-elle de sortir de l’impasse?

Dans le monde arabe, l’ébranlement économique planétaire se conjugue avec une crise de légitimité, latente depuis des décennies. Appréciée à travers le prisme du néocolonialisme, d’une démocratisation insuffisante ou d’un conflit culturel et religieux, cette crise a résisté à toute tentative de solution, que celle-ci ait été mise en œuvre par des acteurs bien intentionnés ou par des dirigeants brutaux. L’absence de légitimité s’est traduite par un ensemble de disparités, de véritables gouffres pourrait-on dire, entre gouvernants et gouvernés, entre laïques et fondamentalistes religieux, entre populations pauvres et élites. Dans une atmosphère de marasme économique, elle peut aisément déboucher sur une série d’explosions imprévisibles et dangereuses.Pour tenter de les éviter, il faut réapprendre quelques-unes des leçons de notre propre histoire. Nous avons connu de nombreux épisodes d’héroïsme, d’union et de réussite, sous le drapeau du « nationalisme arabe", un terme qui a défini — et aussi stimulé — nombre de mouvements et d’acteurs ayant transformé la région. Mettre fin au colonialisme n’était pas une mince affaire, et c’est le nationalisme arabe qui a gagné cette bataille et contribué à tisser des liens entre les États naissants de ce que l’on appellera le "tiers-monde".

Ce mouvement n’avait rien de parfait : comme d’autres courants réformateurs, il a dévié de sa trajectoire et subi maintes altérations. Mais il a également procuré à des peuples en lutte pour l’autodétermination une perspective unitaire, un avenir prometteur au-delà des intérêts individuels, confessionnels et nationaux, un projet qui les a mobilisés dans une action collective. Cette vision unitaire, voire universaliste, ce projet porteur d’espoir fait aujourd’hui cruellement défaut, alors même que ses composantes imprègnent encore notre imaginaire, comme en témoigne la permanence des manifestations de soutien à la cause palestinienne — on a pu le constater durant le conflit de décembre 2008-janvier 2009 dans la bande de Gaza. Malgré les efforts soutenus des gouvernements occidentaux — et leurs pressions sur les pays « amis" de la région — pour attiser les clivages au sein des populations, les diverses communautés — religieux et laïques, sunnites et chiites, Arabes et "Persans", du Maghreb au Golfe — reconstituent constamment leur unité en manifestant un soutien indéfectible aux Palestiniens.

Cette aspiration unitaire se traduit aussi, paradoxalement, par le soutien à diverses formes de fondamentalisme, des courants quiétistes et piétistes de l’islam au salafisme radical. De tels courants effraient autant l’Occident que les Arabes sécularistes, mais ils incarnent la quête de sens et le désir de voir renaître une communauté unifiée. Si la pieuse oumma (communauté des croyants) a remplacé la grande nation arabe dans l’imaginaire politique, si on ne peut plus ignorer que l’islamisme a repris des mains du nationalisme arabe la bannière de la résistance, il ne faut pas en être surpris : non seulement parce que ce dernier a subi de sérieux revers, mais aussi parce que la foi musulmane est toujours restée prégnante dans nos sociétés au cours de l’histoire. Et les deux tendances demeurent inextricablement liées, sur un mode complémentaire ou, au contraire, conflictuel.

Une prophétie du fondateur du Baas

À son apogée, le nationalisme arabe aspirait à être un supranationalisme. Le combat pour se libérer du colonialisme (wataniya) devait mûrir et aboutir à une solidarité transnationale entre peuples arabes (qawmiya), qui permettrait d’affronter des problèmes comme ceux de la Palestine ou de la subordination économique à l’égard de l’Occident. Le nationalisme arabe a suivi une trajectoire erratique. Il culmine en 1956, lorsque l’Égypte, avec le soutien des États-Unis et de l’URSS, repousse la tentative anglo-franco-israélienne de reconquête du canal de Suez, connaît un net repli après la guerre des six jours de juin 1967 et rebondit en 1973, avec la guerre israélo-arabe d’octobre et l’embargo sur le pétrole.

En définitive, les divers mouvements de libération se replièrent sur un projet purement national, dans un seul pays. Ils se fossilisèrent en États dirigés par un parti unique ou un "leader à vie". Pourtant, malgré les luttes féroces entre gouvernements arabes pour s’assurer une hégémonie régionale, persistait, au niveau populaire, l’aspiration à une communauté arabe transnationale, marquée par un patrimoine islamique commun.

L’islamisme politique en expansion a dû accepter et assimiler les positions et les leçons de son cousin germain nationaliste laïque.

Si le Hezbollah chiite connaît des succès au Liban, c’est, entre autres, parce qu’il transcende les appartenances confessionnelles et apparaît comme le fervent défenseur de l’indépendance nationale. Historiquement, le nationalisme arabe et les mouvements islamistes partagent un certain nombre de principes : la quête d’une conscience collective unifiée, le désir de renaissance de la langue et de la culture arabes et, après la seconde guerre mondiale, l’anti-impérialisme.

Dans les années 1920, les insurgés du Rif dirigés par l’émir Abdelkrim Al-Khattabi, au Maroc, menèrent une campagne islamo- nationaliste, utilisant la charia comme une arme idéologique contre le colonialisme. En 1952, en Égypte, les "officiers libres" dirigés par Gamal Abdel Nasser prirent le pouvoir avec l’appui des Frères musulmans. En Algérie, le Front de libération nationale (FLN) n’hésita pas à recourir à des termes comme djihad et moudjahid lorsqu’il s’adressa aux populations rurales. On pourrait aussi dire que, lors de la guerre de 1973, une alliance se forgea entre le nationalisme arabe représenté par l’Égypte et les monarchies islamiques conservatrices, dirigées par l’Arabie saoudite, pour imposer un embargo pétrolier.

De son côté, le parti Baas usa fréquemment du concept d’oumma pour évoquer la nation arabe. Son fondateur, Michel Aflak, un militant nationaliste laïque, avait compris que "le lien entre l’islam et l’arabisme n’est pas semblable à celui d’une autre religion avec un autre nationalisme". Cette prédiction suivait : "Un jour viendra où les nationalistes se trouveront être les seuls défenseurs de l’islam. Il leur faudra en dégager son sens particulier s’ils veulent que la nation arabe ait encore de bonnes raisons de survivre (1)" (lire "Si les compagnons du Prophète revenaient parmi nous...").

La prophétie d’Aflak s’est accomplie, mais en sens inverse : ce sont les islamistes qui sont devenus les uniques défenseurs du nationalisme. Il est désormais banal de remarquer comment l’islamisme en a intégré les thèmes pour se présenter comme le courant d’opposition à la domination occidentale et d’affirmation de l’indépendance culturelle et nationale.

L’ironie veut que, durant des décennies, l’Occident et les gouvernements arabes réactionnaires ont amplifié et exploité les divergences entre nationalisme et islamisme en courtisant et promouvant les courants islamistes conservateurs. L’histoire des rapports entre l’islamisme et la "domination occidentale" est donc loin d’être "pure" et linéaire. Qu’il s’agisse des Frères musulmans en Égypte, utilisés par les services secrets britanniques contre Nasser ; de leur successeur en Palestine, le Hamas, soutenu dans le passé par Israël pour faire contrepoids à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) ; ou des "Arabes afghans" qui combattirent pour les États-Unis contre le "communisme athée ", les islamistes ont, à plusieurs reprises, accepté d’être subventionnés par, et de s’allier avec, des pouvoirs étrangers cherchant à imposer leur hégémonie dans la région.

La victoire en Afghanistan et le retrait des troupes soviétiques de ce pays constituent l’apogée d’un ersatz de nationalisme panarabe devenu panislamique. Les islamistes peuvent invoquer la force de l’inspiration religieuse face à la faiblesse du nationalisme traditionnel, mais il leur est difficile de présenter ce succès comme un modèle. N’ont-ils pas également tiré le meilleur parti d’une alliance avec l’Occident? Pour preuve, le témoignage d’un ancien agent de la Central Intelligence Agency (CIA) durant la guerre froide sur le "sale petit secret" de Washington : à l’époque, "les Frères [musulmans] étaient un allié silencieux, une arme secrète contre — qui d’autre? — le communisme". Nous pensions : "Si Allah accepte de se battre de notre côté, c’est bien (2)." La réciproque était vraie pour les islamistes : "Si l’Amérique accepte de se battre de notre côté, c’est bien." En réalité, le "sale petit secret" des islamistes comme des nationalistes laïques, c’est que, en politique, personne n’est "pur" ni à l’abri du leurre opportuniste de la complicité avec les pouvoirs étrangers.

Nous devons oublier cette danse macabre des accusations mutuelles, car elle finit toujours par se retourner contre nous et contre l’Occident. Elle a corrompu et sapé la légitimité de grands mouvements nationalistes en Algérie et en Égypte ; transformé l’islam en doctrine de la division, creusant le fossé entre laïques et islamistes, et entre notre région et le reste du monde. Elle a aussi nourri un discours et une pratique du fanatisme armé qui se sont retournés, à la manière de la créature de Frankenstein, contre l’ Occident.

Le dernier avatar de cette stratégie consiste à transformer les vieilles querelles théologiques et sociales entre sunnites et chiites en une fracture géopolitique entre le monde arabe et l’Iran. Cette manœuvre promue par Israël et par l’Amérique des néoconservateurs pour servir leurs intérêts à court terme ne manque pas de cynisme, quand on sait que ces deux pays ont soutenu autrefois Téhéran contre le nationalisme arabe. Dans les années 1960 et 1970, l’Iran était la seule puissance régionale à avoir leurs faveurs. La révolution islamique de 1979 en fit une "bête noire". C’est pourtant l’invasion américaine de l’Irak en 2003 qui détruisit le bastion le plus puissant du nationalisme arabe et renforça du même coup la position de l’Iran dans la région.

La tension entre sunnites et chiites et entre Arabes et « Persans" — exacerbée par ces manœuvres — n’est pas une invention occidentale. Elle plonge ses racines dans une histoire ancienne qui remonte aux premières conquêtes de l’islam. Dans une partie de l’imaginaire arabe se dissimule une envie de recréer un nationalisme sunnite — un salafisme doctrinaire arabe qui allie la pureté islamique et le nationalisme arabe contre un chiisme hérétique et une Perse expansionniste. Cette dangereuse inclination trouve sa pire expression dans les violences confessionnelles perpétrées en Irak et en Asie centrale par diverses organisations se réclamant d’Al-Qaida.

Cette stratégie de l’Occident et des gouvernements arabes réactionnaires est incohérente. Elle s’oppose à l’Iran, un des rares États à avoir profité de l’intervention américaine en Irak en 2003, qui a aidé à stabiliser ce pays et qui pourrait contribuer à ramener la paix en Afghanistan. Elle cherche à faire passer le Hamas — émanation de la confrérie sunnite des Frères musulmans — pour une création crypto-chiite de Téhéran ! Elle pousse une fois de plus certaines forces à Washington ainsi que leurs alliés israéliens et arabes à jouer avec le feu et à utiliser des groupes armés sunnites djihadistes au Liban en Irak.

Le conflit entre sunnites et chiites détruira le panislamisme aussi sûrement que la focalisation sur les intérêts étroitement nationaux a détruit le panarabisme. Il semblerait que cette stratégie ait été contrecarrée par plusieurs régimes autant que par les populations. Quelles que soient leurs inquiétudes, les États arabes ont insisté pour que le problème nucléaire iranien soit réglé dans son contexte régional et pour que les armes atomiques israéliennes soient aussi mises sur la table des négociations. Depuis plusieurs années, de l’Atlantique au Golfe et à travers tout le spectre confessionnel, les populations arabes ont manifesté leur soutien au Hezbollah et au Hamas — non parce qu’ils sont chiites ou sunnites, mais parce qu’ils résistent aux agressions israéliennes : des chiites appuient M. Ismaïl Haniyeh, le dirigeant du Hamas, et des sunnites brandissent des photographies de M. Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah.

Dans de tels moments, nous mesurons la puissance de l’aspiration à une unité panarabe et panislamique capable de garantir dignité, justice et indépendance véritables. Si nous rejetons l’idée que les mouvements islamistes porteraient l’accomplissement de cette promesse nationaliste — ils l’ont souvent altérée et orientée dans une voie dangereuse —, nous devons accepter qu’ils l’ont imprégnée d’un fort esprit de résistance et d’énergie collective, et qu’ils ont été efficaces en se faisant le relais de ce sentiment populaire. Les nouveaux courants de résistance, si souvent dirigés par des islamistes, contribuent, peut-être malgré eux, à ressusciter le nationalisme arabe.

Outre le nationalisme postcolonial traditionnel, fossilisé dans les vieux régimes autoritaires, et les formes de résistance quasi nationalistes qui s’expriment dans les mouvements islamistes, il existe un autre type de nationalisme transnational arabe — séculariste, mais se réclamant de l’identité arabe et islamique, et fier du brassage avec les cultures et les langues du monde. Cette forme de conscience, qui marque l’imaginaire d’une grande fraction de notre jeunesse, se reflète dans les nouveaux moyens de communication internationaux (Al-Jazeera, Internet, Facebook, etc.), dans les réseaux qui lient les diasporas à leurs pays d’origine, et dans les formes profanes de la culture et de la langue qu’ils permettent. Le discours lui-même a changé : on ne se réfère plus simplement aux droits des Palestiniens ou des Arabes, mais aux principes du droit international et donc d’un certain universalisme, comme on a pu le constater lors des manifestations de solidarité avec Gaza.

Ce "troisième nationalisme" naissant n’entretient aucun lien avec des gouvernements et des régimes. Il ne possède aucun programme politique bien qu’il se réclame d’une conscience panarabe et panislamique : il condamne l’autoritarisme local et la corruption, et aspire à l’établissement de la démocratie et d’un État de droit, tout en rejetant fermement toute intervention militaire étrangère. Il défend fièrement l’identité arabe et islamique, et prône un modernisme intellectuel et la diversité culturelle. Solidaire de la lutte pour l’indépendance et la justice dans le monde arabo-musulman, notamment avec la résistance palestinienne, il est conscient des succès et des échecs des mouvements politiques arabes et occidentaux. Exit, donc, le nationalisme de papa et celui des imams?

Il est trop tôt pour le dire, car ce "troisième nationalisme " manque encore d’efficacité. Il se cherche une cohérence politique et des formes d’organisation, et sa voix a du mal à se faire entendre dans le vacarme de l’affrontement entre la langue de bois de l’État et les prêches islamiques. D’autant que les peuples de la région ont subi tellement de revers — de la défaite de 1967 à l’occupation de l’Irak en 2003 et à la récente tentative d’exacerbation de l’opposition sunnites-chiites — qu’ils ont intériorisé un sentiment d’ impuissance.

Cette impasse mène, dans nos sociétés, à un divorce "à l’italienne" entre trois parties : l’État et ses clients, les forces laïques et progressistes, et les courants islamistes : on ne se parle pas, mais on cohabite. La crise économique actuelle introduit toutefois un nouvel élément — plus déstabilisant mais porteur de développements inédits. Face à une grave détérioration des réalités sociales, les islamistes n’ont aucun programme économique efficace à proposer si ce n’est l’application de la charia, programme qui peut se révéler attractif s’il contribue à réduire le crime et la corruption, et à imposer l’ordre et la sécurité dans un environnement difficile. Toutefois, la notion islamiste de justice sociale relève de l’œuvre caritative et non du politique — il s’agit d’alléger le fardeau des pauvres par l’aumône plutôt que de réduire la pauvreté en imposant des changements structurels. Les mouvements islamiques sont eux-mêmes une cause caritative pour les riches conservateurs, qui préfèrent dénoncer l’impiété des pays arabes laïques plutôt que de relever le défi des injustices inhérentes aux structures mêmes de la propriété privée. Ils ont tendance à percevoir les oppositions sociales comme une fitna (3), source de discorde et de chaos chez les musulmans.

Les Frères musulmans face au mouvement social

Ainsi, lorsque des dizaines de milliers de paysans égyptiens se sont mobilisés contre le démantèlement de la réforme agraire impulsée par Nasser et contre le retour de leurs terres aux grands propriétaires, les Frères musulmans se rangèrent derrière la politique de privatisation de l’État (4). De même, ce sont des militants progressistes indépendants qui déclenchèrent les grèves et les manifestations ouvrières dans le delta du Nil au printemps 2008 (5).

Les luttes pour des augmentations de salaire et le respect des dispositions internationales relatives aux droits de la personne recueillirent une indéniable approbation populaire, obligeant les Frères musulmans à leur accorder un soutien ambivalent : non seulement ils n’étaient pas à l’origine de ces mouvements, mais les revendications étaient très éloignées de leur programme. Des actions identiques — révoltes de la faim, manifestations pour les salaires à Gafsa (Tunisie) et à Sidi Ifni (Maroc) — furent menées par des forces de gauche, avec les islamistes sur la touche.

Ces derniers paraissent d’autant moins enclins à se lancer dans ce type de mouvements qu’ils ne savent pas comment les diriger et que le discours et les thèmes de ces mobilisations leur échappent. Pourtant, elles sont de plus en plus nécessaires, et ouvrent aux forces progressistes des possibilités inédites de faire avancer leurs idées sur la justice et les droits sociaux (6). Il faut toutefois se méfier d’un optimisme trompeur car ces mobilisations restent rares, localisées et isolées. Même lorsque les problèmes soulevés exigent des solutions à un niveau national ou régional, les manifestants ignorent souvent ce qui se passe à quelques centaines de kilomètres de chez eux...

Les régimes usent de tous les moyens pour empêcher ces mouvements de s’unifier et de s’allier aux islamistes. Outre une sévère répression, ils reprennent certains thèmes des religieux, comme l’apologie de l’identité culturelle et nationale ; et ils prétendent défendre des valeurs spécifiquement arabes ou musulmanes en condamnant les discours sur les droits humains et sociaux, présentés comme des intrusions de l’Occident. Cette attitude contribue à pérenniser la division entre islamistes et progressistes, et à précipiter ces derniers dans un "piège identitaire".

L’exemple de la condition des femmes est le plus révélateur. Si le principe du travail féminin est largement acquis, il n’en reste pas moins des résistances sur tout ce qui peut relever du corps de la femme et du rôle de celle-ci dans la famille. En défendant les droits de la femme, les progressistes sont pris en tenailles entre un discours islamiste moraliste et un discours nationaliste sur l’honneur. Ils doivent toujours se défendre contre les accusations de capitulation culturelle, tandis que le maintien des structures autoritaires — qu’elles soient étatiques ou religieuses — est présenté comme une résistance culturelle à l’occidentalisation. Cette politique identitaire essentialiste constitue un thème récurrent dans notre région, en même temps qu’une véritable tragédie.

Au Pakistan, les talibans ont adopté avec enthousiasme la notion de conflit de classes — fitna ou pas. Dans la vallée de Swat, ils ont plaidé pour la réforme agraire : certains riches propriétaires de l’élite semi-féodale pakistanaise, utilisés d’abord comme des contributeurs conservateurs, ont été sommairement dépossédés de leurs terres et forcés de quitter le pays. Cette stratégie a permis aux talibans, ainsi que l’explique un représentant officiel pakistanais, de « promettre plus que de proscrire la musique ou la scolarisation... Ils promettent aussi la justice islamique, un gouvernement efficace et une redistribution économique (7)". Le message adressé aux progressistes laïques et aux régimes « modérés" est clair : si vous ne vous attelez pas sérieusement et immédiatement aux problèmes récurrents de la corruption, de la pauvreté et de l’inégalité, vous vous retrouverez loin derrière les islamistes, qui, eux, le font.

Nul ne peut donc ignorer les divergences entre progressistes et islamistes. Les deux peuvent désirer sincèrement l’établissement de la "démocratie", mais, au-delà d’un certain point, ils auront probablement des visions radicalement différentes de la façon dont il faut créer et préserver un État de droit démocratique. Les progressistes veulent instaurer la souveraineté de la volonté populaire — délimitée par le droit, et reposant sur des critères juridiques et politiques reconnus par la communauté des nations. Les islamistes, eux, veulent instaurer la souveraineté absolue d’une idéologie religieuse particulière, qui s’appuie sur une interprétation spécifique des textes sacrés — même si on peut percevoir un débat interne chez eux, et si les Frères musulmans jordaniens ou le Parti de la justice et du développement marocain adhèrent progressivement à l’idée de souveraineté populaire.

Il existe cependant, en particulier dans le contexte de la crise économique globale, des possibilités d’alliances réelles à la fois profitables aux deux courants et positives pour les peuples de la région. Sur le plan local, des grèves et des manifestations seront organisées pour dénoncer le chômage, les pénuries de nourriture et de ressources, et la hausse des prix. La population aura des exigences de transparence, elle demandera des comptes à ses dirigeants et réclamera une lutte déterminée contre la corruption. Sur le plan régional et international, des mouvements continueront de se développer en soutien à la Palestine, contre l’intervention de forces étrangères, pour un ordre économique équitable, pour une application du droit international...

Suffrage universel et droits de la personne

Les principes qui permettront une action unie et efficace se rapprocheront des principes qui ont animé nos mouvements nationalistes historiques : la passion pour l’indépendance nationale et régionale, un engagement dans la coopération régionale, une pleine participation aux affaires internationales, la vision d’un régime qui défend la liberté politique et un État de droit pour tous, une plate-forme visant à améliorer la vie économique et sociale de nos populations — et un effort pour répondre aux aspirations de tous les groupes ethniques et confessionnels. Les progressistes doivent pour cela gagner la bataille du leadership et de l’influence, montrer que la construction de la démocratie et le respect des droits humains sont des outils nécessaires et efficaces pour mettre en pratique tous ces principes.

Nous avons mesuré, durant l’invasion israélienne de Gaza, comment ces outils ont contribué à renforcer la cause palestinienne. Le Hamas est crédible parce qu’il combat la corruption et résiste de façon constante à l’agression israélienne, mais aussi parce qu’il a été légitimé par le suffrage universel. En revanche, Israël est sur la défensive dans le domaine des droits de la personne, des normes juridiques, politiques et éthiques reconnues par les nations. Ses actions illégales menacent de remettre en question l’impunité que lui accorde depuis des décennies la « communauté internationale". Avec les informations, les analyses et les connaissances historiques disponibles à l’ère d’Al-Jazira, d’Internet et du militantisme global — sans mentionner les historiens d’Israël, qui travaillent dans une liberté dont nous devrions nous inspirer —, les gens sont de plus en plus nombreux à comprendre que ce qu’ils ont vu à Gaza en 2008-2009 était une petite partie de ce qu’ils n’avaient pu voir en Palestine en 1947-1948.

Paradoxalement, les défis les plus grands posés aux nationalistes — comme les interventions étrangères en Irak ou au Liban — ont créé des espaces de mobilisation, d’union, de pluralisme et de démocratie que nous devons exploiter. Une telle utopie comporte des précédents. Il aura fallu une succession apparemment interminable de conflits sanglants, religieux et nationaux, pour que l’Europe entame un processus d’unification sans renoncer pour autant à l’indépendance nationale et aux différences culturelles entre ses peuples.



(1) « A la mémoire du Prophète arabe », conférence donnée à Damas le 1er avril 1943, Albaath.online.fr.

(2) Brendan O’Neill, « Today’s “islamic fascists” were yesterday’s friends », par Brendan O’Neill, Globalresearch.ca, 31 août 2006.

(3) Ce mot signifie en arabe « division », « sédition ».

(4) Lire Beshir Sakr et Phanjof Tarcir, « La lutte toujours recommencée des paysans égyptiens », Le Monde diplomatique, octobre 2007.

(5) Lire Joel Beinin, « L’Égypte des ventres vides », Le Monde diplomatique, mai 2008.

(6) Cf. The Arabic Network for Human Rights Information, « Egypt : Woman detained for promoting general strike on Facebook », Le Caire, 24 avril 2008 ; et Laura Kasinof, « Egyptians use Facebook to deter censorship », Middle East Times, 29 avril 2008.

(7) Jane Perlez et Pir Zubair Shah, « Taliban exploit class rifts in Pakistan », The New York Times, 17 avril 2009.

Les intellectuels arabes entre États et intégrisme

Bataille pour l’hégémonie culturelle

Août 2010

Là où, dans la plupart des pays arabes, on imagine un affrontement, c’est plutôt un jeu permanent d’alliances, un pacte tacite entre trois puissances inégales : autorisés à élargir leur emprise dans la société, les fondamentalistes cessent de privilégier la conquête du pouvoir politique ; protégés par l’État de la férule des intégristes, les intellectuels laïques taisent les travers autoritaires du pouvoir et réservent leur militantisme à des causes consensuelles ; ménagé par les intellectuels et toléré par les religieux, l’État autoritaire perdure.

Au cours des deux derniers siècles, les oulémas se sont toujours méfiés des formes modernes d’expression culturelle, redoutant qu’elles ne permettent aux gens d’appréhender leur vie et le monde selon des modalités extérieures à la religion. Mais ils avaient beau protester, la plupart des pratiques artistiques et culturelles n’en restaient pas moins acceptées. Certaines productions (la peinture moderne, par exemple) portaient, il est vrai, la marque de l’Occident et n’intéressaient guère que les effendis (bourgeois occidentalisés).

Cette tolérance prudente relevait d’un cadre de pensée théologique (kalam) dans lequel la religion ne se limite pas à la loi religieuse (charia), mais accueille également un certain pluralisme. Des pratiques littéraires et artistiques plus ou moins profanes (poésie, calligraphie, arts plastiques, musique) étaient jugées compatibles avec la religion, même quand elles bousculaient les convenances. Des œuvres d’une formidable diversité et d’une créativité souvent audacieuse font partie intégrante de notre histoire.

La grandeur de l’islam résidait précisément dans son aptitude à absorber une myriade d’influences culturelles. Le monde musulman protégeait, étudiait et développait les grandes traditions de la littérature et de la philosophie classiques. Au lieu de brûler les livres, on y construisait des bibliothèques pour les préserver. Ce fut longtemps un sanctuaire pour les documents fondateurs de ce que l’on appellerait plus tard l’Occident. Le monde musulman avait compris que cet héritage constituait le patrimoine intellectuel de toute l’humanité.

Avec l’émergence des mouvements fondamentalistes, une nouvelle norme a vu le jour. On la qualifie souvent de "salafiste", en référence à la vision étroite de l’orthodoxie religieuse sur laquelle elle s’appuie. Le fait qu’il s’agisse d’une idéologie implicite, car rarement prescrite par la loi ou l’administration, n’enlève rien à sa puissance, bien au contraire. Cette norme tire son autorité non d’un pouvoir politique, mais de la place centrale qu’occupe désormais la version rigoriste de l’islam dans l’identité arabe : elle incarne la résistance à l’occidentalisation et au néo-colonialisme.

Il y a quelques décennies, cette forme de religiosité se heurtait à un nationalisme arabe triomphant. Aujourd’hui, même les voix séculières modérées hésitent à la contester ouvertement : enfermées dans le piège identitaire, elles craignent de passer aux yeux du régime, des conservateurs et même des populations pour des ennemies de l’authenticité arabe.

Exemple frappant, ce groupe de jeunes Marocains qui, à l’été 2009, voulurent rompre le jeûne du ramadan en pique-niquant dans un jardin public. Outre l’indignation prévisible des religieux, l’initiative déclencha les foudres de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), la principale formation sociale-démocrate du pays, qui réclama des sanctions contre les briseurs de jeûne. Cette "religiosité" de gauche s’exprimait dans un langage emprunté au nationalisme, le pique-nique étant jugé insultant pour la culture marocaine et dangereux pour le consensus identitaire. En vertu de quoi les autorités décidèrent de poursuivre les jeunes pour "trouble à l’ordre public", un motif rarement invoqué, la loi séculière servant ici de paravent à un rappel à l’ordre religieux. La classe politique unanime ne pouvait admettre la moindre entorse aux préceptes coraniques.

L’espace public est ainsi progressivement encadré par une norme culturelle rigide, composée d’obligations et d’interdits issus d’une lecture stricte des textes religieux. Devenue un élément central de l’idéologie dominante, la religion tend à se réduire à sa version salafiste et à instaurer une logique selon laquelle la culture jusque-là profane devient mécréante. A la conception ouverte d’un islam associé à la culture s’est substituée une interprétation obtuse de la charia qui proscrit la culture. Les points de passage entre la sphère sacrée de la religion et l’espace profane de la culture sont désormais barrés.

Une culture globalisée pleinement séculière

Pour autant, cette dynamique de "salafisation" n’empêche pas la population de goûter à une profusion de produits culturels diffusés par la télévision, la vidéo, Internet ou la littérature populaire. Il n’est que trop tentant de circonscrire cette effervescence à l’Occident et à la mondialisation, et donc de la décrier comme "étrangère". Ce serait ignorer l’ingéniosité avec laquelle les Arabes se sont approprié toute la gamme de la production culturelle contemporaine.

Du côté des élites, on assiste à un engouement croissant pour l’art moderne, promu par un système de mécénat auquel contribuent des fondations occidentales, des organisations non gouvernementales (ONG) et les monarchies du Golfe. De son côté, le peuple n’échappe pas au déferlement des multinationales du divertissement et des médias. A la propagation des standards nord-américains s’ajoutent la diffusion massive de produits culturels locaux — qu’il s’agisse des chaînes d’information Al-Jazeera et Al-Arabiya, des séries télévisées ou de la littérature populaire, en particulier les manuels de conseils pratiques ou de vie amoureuse — ainsi qu’une explosion de créativité musicale et artistique, rendue possible par Internet et suivie avec enthousiasme par les jeunesses arabes. Un tel brassage s’accompagne inévitablement d’une version marchande et « festivalière" de la culture arabe moderne, un phénomène qui n’est pas propre au monde arabe, loin s’en faut, et dont l’ampleur doit beaucoup aux hommes d’affaires, promoteurs et intermédiaires locaux (lire "Festivals à foison").

La plupart de ces pratiques culturelles sont dépourvues de contenu religieux. Saturées d’influences mondialisées — et pas seulement occidentales, mais aussi indiennes, latino-américaines, etc. —, elles présentent un caractère pleinement séculier. Malgré l’essor de l’islam politique, les tentatives visant à islamiser l’art et la culture demeurent relativement infructueuses. Néanmoins, soumis aux exigences contradictoires d’une culture globalisée et de la norme religieuse, artistes et producteurs mettent volontiers en avant leur qualité de "musulmans", même si leurs œuvres n’ont rien à voir avec la religion et concourent parfois à la sécularisation des sociétés. En se prévalant de cette appartenance, ils affirment donc une identité, pas une pratique religieuse.

Une forme de schizophrénie imprègne la région : en privé, ou dans des espaces semi-publics prudemment segmentés, on consomme de la culture profane ; en public, on se montre soucieux d’afficher son identité musulmane, en évitant par exemple d’aller au cinéma, en se rendant à la mosquée, en portant une barbe ou un voile. Ces deux sphères de la vie culturelle évoluent en parallèle, mais la norme religieuse demeure hégémonique dans l’espace public.

On aurait tort d’expliquer ce phénomène par la division sociale entre élites et couches populaires. Au siècle dernier, la bourgeoisie occidentalisée pouvait certes jouir de tout l’éventail de la culture profane tandis que les gens du peuple restaient en général cantonnés dans une culture traditionnelle dominée par l’islam. Cette coupure n’a pas disparu. Mais, depuis une vingtaine d’années, les progrès de l’éducation et de l’alphabétisation, conjugués à la croissance exponentielle des moyens de communication — au premier rang desquels la télévision et Internet —, ont bouleversé la donne. La fréquentation d’autres langues et cultures n’est plus seulement un privilège de nanti.

Une gamme de plus en plus variée de pratiques culturelles a surgi. Les jeunes lisent des romans, voient des films, visionnent des documents, écoutent de la musique, consultent des blogs, et souvent dans d’autres langues que l’arabe. Ils ne consomment pas seulement des produits, ils maîtrisent — et parfois mettent eux-mêmes en circulation — des pratiques culturelles intrinsèquement marquées par les influences de l’Est, du Nord, du Sud et aussi, bien sûr, de l’Ouest.

La diversification de la culture de masse n’engendrera pas mécaniquement un processus de sécularisation et de démocratisation. Il s’agit plutôt d’un découplage. En effet, le même individu lira aujourd’hui un roman d’amour et demain un tract religieux ; il déjeunera devant Iqraa TV, la chaîne satellitaire consacrée à l’islam, et finira son dîner devant un clip de Rotana, la "MTV arabe" (1).

Péchés secrets dans la sphère privée

Les salafistes se sont d’ailleurs parfaitement adaptés à ces nouveaux outils, comme Internet. Ils savent les exploiter à leur profit. Aux yeux des religieux, la consommation de biens culturels profanes doit demeurer un "péché secret" ; pour les autorités, elle doit se cantonner au divertissement et ne pas avoir de conséquences sociales ou politiques. Et chacun doit respecter la norme salafiste, même s’il s’en écarte dans la sphère privée. Paradoxalement, la transgression quotidienne et personnelle des préceptes coraniques dans le cadre du loisir domestique ne fait qu’accroître la mainmise du religieux : la transgression est individuelle, la norme salafiste, publique. La combinaison des deux débouche sur une forme de pouvoir idéologique "soft", autrement plus efficace qu’une censure bureaucratique.

Cette schizophrénie n’épargne pas la langue, clé de voûte de la culture. Historiquement, les oulémas ont toujours célébré l’écrit comme l’expression la plus élevée de l’esprit humain. Or, les textes en arabe occupent une place marginale dans la littérature, un intellectuel arabe n’écrivant pas dans la langue orale de son peuple. Nationalistes et fondamentalistes convergent sur un point : ils n’admettent que l’arabe classique, celui du Coran (fos’ha), comme moyen d’expression culturelle. Pour les uns, le fos’ha cimente la nation arabe ; pour les autres, il représente le trait d’union du monde musulman (la oumma). Cette conception ne tient évidemment pas compte des différences profondes entre l’arabe classique, rarement parlé hors des écoles coraniques, et celui de la rue, ou même l’arabe "standard" en vigueur dans les médias, les discours publics et les fictions populaires. Pour les écrivains, la tâche s’avère d’autant plus rude que le roman constitue un genre suspect, dans la mesure où il explore les questions existentielles d’une manière doublement transgressive : en s’affranchissant de la religion et en emmenant la langue arabe au-delà des limites du fos’ha. Cette rupture empêche l’éclosion d’une expression populaire.

On retrouve la même difficulté dans le domaine juridique. Chaque État détermine sa propre version de la légalité et de l'"islamicité", le plus souvent en incorporant dans sa législation des principes de droit modernes, tout en reconnaissant la charia comme source ultime. Cette ambivalence, jusqu’à présent, limite les possibilités politiques. Là encore, cependant, l’imposition de la règle religieuse ne détermine pas nécessairement la pratique réelle des tribunaux ou de l’administration.

En acceptant la salafisation des normes sociales en matière de mœurs et de comportement (pressions en faveur du port du voile, fermeture de cinémas, etc.), l’État arabe moderne consolide sa politique d’alliance tacite avec les oulémas, gardiens officiels de l’islam, qui se montrent alors plus soucieux d’obtenir les faveurs du régime que de le réformer. L’État peut s’accommoder de courants islamistes "modérés", dont le programme consiste surtout à mobiliser des idéologues religieux — et non la police — pour faire régner la piété au sein des communautés. Son propre champ d’action se limite à interdire les dispositions les plus sévères de la charia (par exemple, la lapidation des femmes et des hommes adultères). Ce qui lui permet de s’ériger en rempart contre une islamisation complète auprès des modérés de l’intérieur et des observateurs occidentaux, mais en entérinant par là même la primauté du salafisme comme norme sociale.

Au même moment, les intellectuels attachés aux réformes démocratiques cherchent volontiers protection auprès de l’État contre les oulémas ou les fondamentalistes. En échange, ils consentent parfois à soutenir leurs dirigeants. A leurs yeux, un gouvernement même très autoritaire constitue un mal moindre que l’islamisme, car il sauvegarde quelques espaces d’autonomie culturelle et entretient le vague espoir d’une libéralisation future. Au cours des années 1990, des intellectuels laïques ont ainsi appuyé l’État algérien dans sa lutte contre les islamistes. En Égypte, l’écrivain Sayyid Al-Qimni a bénéficié de la protection de l’État après avoir reçu des menaces de mort. Il a même été décoré en juin 2009.

Bien qu’aucun des protagonistes en cause ne soit disposé à l’admettre, l’État s’accorde parfois avec des formations islamistes jugées moins menaçantes que, par exemple, les Frères musulmans. Il peut même aller jusqu’à leur garantir une minorité stable au Parlement, au titre d’opposition tolérée. Une telle entente lui permettra de réprimer à la fois les djihadistes et les islamistes qui veulent subvertir le système politique de l’intérieur.

L’équilibre précaire qui règne entre les différents acteurs sociaux laisse au pouvoir les mains libres pour poursuivre sa politique de répression, toujours brutale mais désormais plus finement ciblée, tout en favorisant l’imposition de la norme salafiste.

La trahison des clercs

Chez les intellectuels, cette situation frustrante peut entraîner différentes formes de capitulation politique. D’un côté, on assiste à une "fuite des cerveaux", réelle ou virtuelle. Nombre d’artistes et d’écrivains vivent dorénavant à l’étranger ou se consacrent à un public éloigné de leur pays. Ils se présentent comme "arabes" et "musulmans" plutôt que comme égyptiens ou tunisiens ; ils invoquent une identité dont les éléments fondateurs sont proches de ceux du salafisme ; ils écrivent en fos’ha et considèrent qu'"arabe" est synonyme de "musulman". Membres d’une diaspora géographique ou idéologique, ils perdent le contact avec leur pays et leur peuple, préférant se définir de manière générique comme "Arabes". Or, les gouvernants n’ont rien à craindre quand leurs intellectuels embrassent des causes consensuelles comme la Palestine ou l’Irak au lieu de s’engager sur le terrain de la vie politique nationale.

Les intellectuels se désintéressent d’autant plus facilement des conflits sociaux dans leur pays, ils se diluent d’autant plus volontiers dans l’unité abstraite de la communauté internationale que les économies locales constitueraient une base d’appui très modeste pour les artistes et pour les écrivains. L’absence d’une politique nationale de soutien à la création alimente l’individualisme et la dépolitisation des producteurs culturels, qui vont chercher audience et sources de revenus à l’étranger. Nombre de mécènes préfèrent le terrain culturel "aseptisé" pour réformer la société. C’est le cas de la Fondation Ford, de la Fondation Soros ou des philanthropes des monarchies pétrolières. Ainsi, des galeries d’art et de luxueuses vitrines du Golfe exposent des ribambelles de produits censés représenter l’identité arabo-musulmane, mais qui, du fait de leur sponsoring occidental, demeurent déconnectés de la société.

Dans le domaine de la littérature, plusieurs distinctions concurrentes promeuvent les "meilleurs" produits de la culture arabe, comme le prix Al-Majid Ibn Dhaher Metropolis bleu (Liban), ou le prix international de la fiction arabe de la Booker Prize Foundation (Londres) associée à l’Emirates Foundation.

Que des artistes de nos régions participent pleinement au jeu culturel planétaire n’a rien de répréhensible — cela peut même représenter un progrès. Valorisé sur la scène mondiale, l’artiste "arabe" risque néanmoins de se couper du peuple de son pays. Et de perdre ainsi tout rôle émancipateur.

Internet a assurément ouvert de nouveaux espaces à la production et à la consommation de biens culturels. Mais si la Toile peut rendre plus efficace un mouvement contestataire déjà existant, elle ne produit pas en elle-même de la conscience politique. Elle peut servir d’outil pour amplifier une mobilisation, comme on l’a vu en Égypte (2), mais elle ne peut se substituer au patient travail de terrain que requiert l’organisation d’une lutte.

Au demeurant, les djihadistes sont des internautes redoutablement inventifs, n’hésitant pas à recourir à l’humour ou au chant (nashid). Leurs convictions religieuses s’accommodent des innovations technologiques, en raison peut-être de la distinction qu’ils opèrent entre la figure vénérable du moufakir ("penseur") et celle du mouthakkaf (« intellectuel").

Internet contribue par ailleurs à l’isolement et à la segmentation. Ses usagers forment en général des petits groupes discrets qui communiquent exclusivement — et souvent anonymement — par écrans interposés, dans un vase clos en rotation continue. L’anonymat permet aux mécontents d’exhiber leur radicalité en s’épargnant toute confrontation ouverte avec l’ennemi et les conséquences qui en découlent. Sur Internet, on peut à la fois moquer le pouvoir et fuir le monde réel.

Abjurant le rôle qu’ils assumaient (et qu’ils assument encore parfois dans des pays musulmans comme l’Iran ou la Turquie), les artistes et les intellectuels ne sont plus le fer de lance d’un mouvement social, politique et culturel. Ils ressemblent davantage à une faction de courtisans nichés dans le giron de l’État ou de quelques parrains fortunés et puissants. Incarnée naguère par l’écrivain égyptien Sonallah Ibrahim ou le groupe musical marocain Nass El-Ghiwan, la figure de l’artiste contestataire s’est effacée. En Égypte, par exemple, le peintre d’avant-garde Farouk Hosni est à présent ministre de la culture. En Syrie, la traductrice de Jean Genet, Hanan Kessab Hassan, a été nommée en 2008 commissaire générale de « Damas, capitale arabe de la culture", un programme soutenu par l’Unesco. Aussi intéressantes que soient leurs idées sur la culture ou la société, des artistes comme Wael Chawki (exposé à la biennale d’Alexandrie) ou Hala El-Koussi (lauréat du prix Abraaj Capital Art décerné à Dubaï) se tiennent à l’écart de tout engagement politique.

Festivals à foison

La segmentation de la culture arabe a notamment pour corollaire sa "festivalisation". Cette démarche commerciale illustre l’engouement des élites culturelles pour les œuvres marquées du sceau de l'"identité arabe" — nécessairement laïque, moderne et acquise à l’Occident. Mais ce nouvel orientalisme n’est pas seulement une mode occidentale. Nombre d’entrepreneurs arabes s’en sont emparés avec enthousiasme, ajoutant à la prolifération des festivals et des événements consacrés à l’art "arabo-musulman" (traditionnel ou contemporain). Avec l’espoir de conquérir de nouveaux marchés et de satisfaire les goûts des classes moyennes occidentalisées du Maghreb et du Proche-Orient.

Cette vision exotique de la culture locale témoigne également du désengagement des États arabes, qui ont privatisé l’art au même titre que leurs économies, mais sans renoncer à leurs prérogatives de contrôle. Les budgets alloués à la culture ont été réduits ou en partie réaffectés à la promotion du tourisme, ce qui n’est pas illogique : le ministère du tourisme s’associe volontiers au financement des festivals, dont l’intérêt consiste à valoriser à l’étranger l’image moderne, accueillante et festive du pays concerné. On ne s’étonnera pas que ces journées de gala comptent parmi leurs sponsors des banques, des chaînes hôtelières, des compagnies aériennes, des groupes de médias et des fondations du Golfe.

Des festivals comme celui de Baalbek (Liban) ou ceux de Mawazine et de Fès (Maroc) portent le phénomène à son comble. Ils ne fournissent pas seulement un prétexte à pique-niquer : ils drainent sur plusieurs jours un vaste public venu du monde entier, essentiellement de l’Europe et des pays arabes. Mais les talents musicaux et artistiques qui s’y produisent n’ont qu’un rapport éloigné avec les pratiques culturelles locales. Ainsi, le festival de Fès consacré aux "musiques sacrées du monde" promeut certes la tolérance, mais avec des effets limités du fait du caractère très officiel de sa « chorégraphie". Par leur contenu même, ces manifestations restent imperméables à la sensibilité de la population locale. Une fois la liesse retombée, le quotidien reprend le dessus sans que soit allégé le contrôle des régimes sur la société.

La modernisation des mouvements culturels du monde arabe pourrait pourtant s’avérer féconde. Les artistes impliqués bénéficient d’un capital symbolique, d’un prestige dont ils peuvent user pour tenter d’impulser des changements dans leurs pays respectifs. Dépendre du régime en place n’étant pas la solution, l’exploration de nouveaux espaces d’autonomie et d’expérimentation pourrait permettre de régénérer l’opposition aux pouvoirs autocratiques qui gouvernent la majeure partie du monde arabe.

Une chose est sûre : pour que le travail artistique et intellectuel favorise la démocratisation politique et sociale, il importe de contester la norme salafiste sur son propre terrain, en proposant une alternative crédible. Loin d’adopter un modèle préfabriqué, il importe de puiser dans une tradition arabe et musulmane qui, pendant des siècles, a multiplié les espaces d’autonomie culturelle. Cette nouvelle norme publique adaptée au monde et à nos propres traditions serait l’un des piliers de tout projet authentique de démocratisation. Elle ne saurait se construire sur le déni du défi salafiste. Ni en cédant à ses conditions.



(1) Lancée par le prince saoudien Al-Walid Ben Talal. Lire Yves Gonzalez- Quijano, « Le clip vidéo, fenêtre sur la modernité arabe », Manière de voir, n° 111, « Mauvais genres », juin-juillet 2010.

(2) Allusion à la « révolte Facebook » contre le président Hosni Moubarak au printemps 2008.

Tunisie, les éclaireurs

Onde de choc dans le monde arabe

Février 2011

"L’âme arabe est brisée par la pauvreté et le chômage", a déclaré le secrétaire général de la Ligue arabe lors du sommet de Charm El-Cheikh (Égypte), le 19 janvier. On ne saurait mieux résumer la crainte des gouvernements de la région de voir la révolution tunisienne menacer leurs régimes.

Un régime despotique qui avait tourné à la kleptocratie — système fondé sur le vol et la corruption — doublée d’une autocratie répressive est tombé. Le pouvoir était incarné par une famille ayant mis à sac la société tunisienne. L’immolation d’un jeune bachelier désespéré, vendant fruits et légumes sur son chariot ambulant, a lancé une révolte qui a eu raison de l’un des régimes les plus autoritaires du monde arabe. Pourtant, la région ne manque pas de dictatures.

Ce soulèvement héroïque d’un grand peuple a valeur d’exemple. Imprévisible, sans véritable leadership politique, la révolte a bénéficié de son caractère non structuré. L’eût-elle été davantage, le régime l’aurait probablement écrasée. Unis par la seule logique du ras-le-bol contre la dictature de M. Zine El-Abidine Ben Ali, les insurgés sont entrés via Internet dans un type de communication que le régime n’avait pas su anticiper (malgré le "mouvement vert" en Iran, maté en 2009 par la théocratie au pouvoir). En moins d’un mois, la révolte a réussi à renverser cette dictature qui fit de la Tunisie l’un des pays les plus verrouillés de l’Afrique du Nord et du Proche-Orient pendant près d’un quart de siècle.

Les atouts d’un tel soulèvement constituent désormais sa principale faiblesse : absence de dirigeant, de programme politique ou de capacité à prendre en charge la société après le renversement du président honni. Le pays, qui compte l’une des populations les plus éduquées et sécularisées du monde arabe, a su éviter, jusqu’à présent, que les islamistes radicaux n’exercent une prééminence quelconque. Ce qui se profile ne semble pas fournir à ces derniers l’occasion de prendre le pouvoir par la violence. Par la suite, si une partie des islamistes (comme ceux qui se revendiquent de la Nahda (1)) acceptent de jouer le jeu démocratique, il importera de les intégrer dans le système politique, pour mieux marginaliser les islamistes radicaux.

Le sentiment d’incertitude palpable après la chute et la fuite de M. Ben Ali découle de l’absence d’une élite politique autonome capable d’assurer la relève du pouvoir et la transition vers un régime démocratique ; ne subsistent alors que l’élite du régime déchu, des partis politiques embryonnaires et des syndicats ouvriers décapités. Si la peur du chaos, la confiance dans la capacité autogestionnaire de la société et le réalisme politique prévalent, des structures politiques pourraient émerger. La jeunesse servira d’atout à une société en quête de démocratie, qui a su sortir de la dictature sans subir d’irréparables dégâts humains.

A l’approche de la première élection fondatrice, les nouveaux dirigeants tableront-ils, une fois de plus, sur la peur de l’islamisme pour faire accepter aux gouvernements occidentaux une remise en cause de la souveraineté populaire? En mouvement, la rue fait peur aux nouveaux détenteurs du pouvoir. Par souci d’éviter des débordements violents au moins autant que pour préserver une partie du pouvoir du président déchu, le régime de transition pourrait chercher à préserver un certain statu quo. En organisant des élections dans un délai rapproché, il risque de renforcer le poids des élites délégitimées, lesquelles se regrouperaient pour usurper l’étiquette du renouveau.

Le schéma est classique. On l’observe au début des années 1990 en Bulgarie et en Roumanie, où l’ancien régime opère la jonction avec les élites anciennes afin de ressusciter sous une apparence nouvelle. Le cas de l’Ukraine est plus parlant encore : la rupture est plus fondamentale (puisqu’un nouvel État apparaît), mais les anciens cadres politiques sont revenus aux affaires sitôt le tumulte apaisé. Le fil d’Ariane de toutes ces situations est que le peuple se mobilise contre des autorités détestées, dont la chute calme aussitôt la pression populaire. Voilà le problème central qui handicape toute transition là où la société civile est peu organisée.

Le soulèvement de janvier en Tunisie nourrit néanmoins l’espoir d’autres populations arabes. L’expérience de l’émancipation est contagieuse, à la fois en Algérie, en Égypte, en Jordanie, au Maroc, en Syrie, voire en Palestine. Un peu partout, de nouvelles générations, lasses des systèmes autoritaires, désespéraient de s’en affranchir. Mais, précisément parce qu’elle était imprévisible, l’expérience tunisienne ne saurait se reproduire à l’identique dans le reste du monde arabe.

En Tunisie, l’armée était relativement séparée des services de renseignement et de répression — police incluse. Souvent mal payés, à l’exception de la garde présidentielle, ces services savaient gérer des révoltes circonscrites, étouffant dans l’œuf les actes d’insoumission. Mais ils ignoraient comment venir à bout de révoltes peu organisées et étendues à des couches nombreuses.

Céder une partie du pouvoir pour résister

Différente de l’Algérie, où le despotisme est collégial — et non concentré entre les mains d’une seule personne —, mais semblable à l’Égypte, où le raïs focalise les haines et les rancœurs, l’autocratie tunisienne offrait une cible facile à la vindicte populaire. L’implication de la quasi-totalité de la famille Ben Ali dans le rapt du pays accentuait encore le phénomène. Les dictatures diffuses sont plus difficiles à déloger que celles qui offrent un visage précis au ressentiment populaire, comme avec le chah d’Iran ou Suharto en Indonésie, pour ne citer que ces exemples notoires. Par ailleurs, les coalitions oligarchiques disposent d’une base plus large que les dictatures personnalisées : elles sont par conséquent moins fragiles. Les systèmes autoritaires s’avèrent d’autant plus résistants qu’ils concèdent une partie du pouvoir au peuple et, surtout, à différents groupes d’intérêts. Comparés à la Tunisie, les pouvoirs marocain et algérien ont donné naissance à des réseaux beaucoup plus larges et complexes d’intérêts qui leur sont liés. Dans le cas de l’Algérie, la rente pétrolière agglomère un corps politique directement intéressé au maintien du régime.

Le système tunisien avait aussi pour particularité de transformer les consultations électorales en plébiscites funèbres (99,27 % des voix en 1989, 99,91 % en 1994, 99,45 % en 1999, 94,49 % en 2004, 89,62 % en 2009), ne laissant aucune issue à l’opposition. La scène politique était à proprement parler inexistante. Ce n’est pas le cas en Égypte, où le système électoral, assurément soumis à une fraude massive, demeure néanmoins un lieu de contestation et de confrontation. Par ailleurs, la presse n’y est pas aussi muselée qu’elle le fut en Tunisie.

En Algérie non plus, où au demeurant la rente pétrolière permet de surseoir à une radicalisation de la colère populaire, du moins tant que la hiérarchie militaire demeure à la fois unie, peu visible sur la scène politique et capable d’intégrer — en les soumettant — une partie des acteurs politiques qui acceptent le jeu de la cooptation. La sortie d’une guerre civile de plus d’une décennie a par ailleurs laissé l’Algérie exsangue et peu disposée à se soulever contre un régime qui a triomphé de l’islamisme radical au prix d’une centaine de milliers de morts.

Reste le Maroc où, jusqu’à présent, la rancœur populaire n’a pas pris pour cible la monarchie. Mais une jeunesse frustrée par l’absence de perspectives, par un jeu politique bloqué, par un appareil sécuritaire coercitif et par des réseaux clientélistes écrasants peut trouver motif à une révolte. Laquelle risquerait de se radicaliser, compte tenu de la complexité du pays. En effet les clivages ethniques y sont à la fois plus nombreux et plus profonds, avec un processus d’homogénéisation moins avancé.

Des mouvements inéluctables encore difficiles à imaginer

Dans tous ces pays, un modèle de développement peu dynamique et profondément inégalitaire, marqué par le clientélisme dans l’appareil d’État, un quadrillage musclé de la population et l’absence d’ouverture de la scène politique font que les régimes sont souvent forts de la faiblesse de leur société civile. Mais que le moindre défaut se révèle dans leur cuirasse, qu’une partie de la contestation s’y engouffre, et l’effondrement menace.

Dans le cas tunisien, c’est précisément le caractère vermoulu d’un régime acculé et illégitime qui a cristallisé la révolte populaire. Un fruit mûr ne demandant qu’à tomber ! Le pouvoir de M. Ben Ali passait pourtant pour l’un des plus solides et des plus stables de la région. La faille était invisible et ce qui allait se produire, impensable.

Les autres régimes ne sont pas aussi fragiles. Leur longévité en fait néanmoins des proies aisées pour des mouvements qu’on peine aujourd’hui à imaginer, mais qui paraîtront, a posteriori, aussi inéluctables que celui qui a mis le régime tunisien à genoux. La facilité avec laquelle la dictature de M. Ben Ali a succombé aux assauts des jeunes témoigne de l’incapacité des appareils de répression à venir à bout de mouvements surgis de nulle part, fulgurants.

Les disparités de développement entre les différentes régions du pays ont favorisé la révolte tunisienne. Des investissements importants ont été réalisés dans les zones côtières afin d’encourager le tourisme, mais les régions de l’intérieur ont été abandonnées à leur sort. C’est précisément là qu’a surgi le mouvement qui a emporté le régime. Dans d’autres pays arabes, cette disparité existe aussi, certes, mais sous une autre forme. Une société dont le système politique est accaparé par un groupe fort restreint et sans légitimité ne saurait en effet se développer rationnellement sans l’autonomie d’une technocratie agissant à l’instar du modèle chinois. Or la plupart des pays arabes sacrifient leur technocratie sur l’autel de la corruption et de l’autoritarisme.

Trabendistes (lire "Jacqueries et réseaux de résistance en Algérie") et jeunes en désarroi, souvent diplômés, peuplent les rues où ils rasent les murs : des "hittistes" (2) ayant vocation à embrasser l’islamisme ou, simplement, des victimes d’un système qui ne leur laisse guère de chances de vivre dans la dignité? Soit leur désespoir s’exprime comme en Égypte ou en Algérie (mais, n’aboutissant pas à faire bouger les choses, il finit par mourir à petit feu), soit il existe à l’état de ressentiment contenu (comme en Jordanie et au Maroc). Souvent sans s’en apercevoir, les régimes fondent leur stabilité sur l’apathie d’une société qui ne parvient même plus à se révolter. Le jour où la colère explose, elle n’en est que plus aveugle et violente.

Tant que le désespoir des jeunes ne parvient pas à s’accrocher à un fait susceptible de mettre le feu aux poudres, ces régimes demeurent indemnes. Mais le moindre "fait divers", comme l’immolation d’un jeune, peut suffire pour que la société entière s’aligne derrière la révolte, d’abord locale et régionale, et que le régime s’écroule dans la honte, à une vitesse qui défie l’entendement.

L’influence du mouvement tunisien sur le reste du monde arabe dépendra de sa capacité à démocratiser le pays. Si la démocratie s’organise, on assistera vraisemblablement à sa diffusion, en particulier au Maghreb. Les revendications populaires s’accentueront avec, à la clé, l’exigence de pluralisme et de participation. S’il échoue, les régimes autoritaires s’en trouveront confortés, au désespoir des populations : la plupart des régimes arabes préfèrent sans doute la seconde option, même si elle entraîne le chaos.

On peut imaginer deux scénarios : soit les régimes arabes écoutent les revendications de leurs peuples et commencent à s’ouvrir politiquement ; soit ils cherchent à tout prix à préserver leur pouvoir sans céder aux demandes de participation politique que les citoyens leur adressent.

Choc frontal, ouverture ou répression

Dans la première éventualité, le chemin sera parsemé d’embûches. Après plusieurs décennies de fermeture et de répression, les régimes arabes doivent en effet évoluer graduellement, pour éviter un choc frontal qui pourrait conduire à leur renversement. Compte tenu des espoirs déçus de la population, il faudrait que leur ouverture démocratique soit assez franche pour ne pas être perçue comme un leurre, et qu’elle soit assez progressive pour ne pas faire basculer le système politique dans les tourmentes révolutionnaires. Or le changement graduel ne peut s’accomplir qu’avec doigté et le concours d’une élite politique qui ne sacrifierait ni la stabilité ni l’urgence de la démocratisation. La capacité des régimes en place à solliciter une telle élite et à lui donner assez de pouvoir pour qu’elle accomplisse sa mission d’ouverture laisse sceptique.

Reste la solution de la fermeture politique. Instruits par ce qui s’est produit en Tunisie, les régimes autoritaires arabes cherchent à neutraliser les causes immédiates de la révolte, notamment en luttant contre la cherté des denrées de première nécessité (pain, sucre, viande, œufs, etc.). Puis ils s’emploient à accroître l’efficacité de leurs services de sécurité et de renseignement.

L’exemple tunisien montre qu’une défaillance est intervenue dans le système de communication, Internet servant de refuge aux opposants qui communiquaient via YouTube, Twitter, Facebook... Le système de répression tunisien a également souffert d’une mauvaise coopération entre ses divers niveaux (police, renseignements généraux et armée). S’inspirant alors du modèle iranien d’écrasement des mouvements sociaux, les régimes arabes apprennent à filtrer Internet et à le mettre hors-jeu en cas de besoin. Dans les cas extrêmes, ils expulsent ou assignent à résidence les journalistes étrangers. Sur le modèle de Bassidje (3), en Iran, ils tentent d’étouffer les révoltes urbaines en divisant les différents quartiers et en y établissant des têtes de pont susceptibles d’intervenir localement. Bref, on assisterait dans ce cas à une « modernisation" et à une "extension" des services de répression. Mais de tels remèdes ne prémunissent pas contre les nouveaux types d’action collective que peuvent inventer les prochains mouvements sociaux. Les solutions répressives ne serviront, au mieux, que sur le court terme.

Si le "mouvement vert" en Iran a bénéficié d’une sympathie importante en Occident, tel ne fut pas le cas du soulèvement tunisien. Celui-ci a même suscité des réactions à courte vue et totalement inappropriées. En particulier en France, pays qui, jusqu’au bout, est resté fidèle à la dictature de M. Ben Ali. Les autres capitales occidentales, dont Washington, ont soutenu les révoltés du bout des lèvres. Autant dire que l’Occident ne marque guère d’enthousiasme envers la démocratie dans le monde arabe, nonobstant une rhétorique quelquefois enflammée. Le mouvement tunisien pourrait être l’occasion de changer de comportement, notamment à Paris.

Dans le monde arabe, qui perçoit la collusion avec les dictatures comme la continuation de la colonisation et de l’impérialisme par d’autres voies, l’appui à la démocratisation est au contraire perçu comme un gage de respect pour des sociétés que répriment des régimes illégitimes.

Si, par peur de l’islamisme radical ou par intérêt, l’Occident s’obstine à ne pas aider ce type de mouvement démocratique, il pourrait, au moins, s’en tenir à une neutralité bienveillante.



(1) Mouvement de renaissance culturel et politique qui apparaît à la fin du XIXe siècle. Il mêle volonté de réformer l’islam et de transformer la société. Lire Anne-Laure Dupont, « Nahda, la renaissance arabe », Manière de voir, n° 106, « L’émancipation dans l’histoire », août-septembre 2009.

(2) « Hittiste » (de hitt, le mur en arabe) : chômeur adossé toute la journée à un mur.

(3) Les jeunes volontaires de l’Armée des pasdarans (corps des gardiens de la révolution islamique).

Monarchies arabes, la prochaine cible?

Révolutions, acte II

Janvier 2013

Tandis qu’en Tunisie, en Égypte, en Libye et au Yémen s’amorce une chaotique transition démocratique, les combats s’intensifient en Syrie. Moins remarquées, les contestations s’enracinent dans les monarchies, que ce soit en Jordanie, au Maroc ou dans les pays du Golfe.

Plutôt qu’un événement, le "printemps arabe" est un processus. Pour les pays les plus engagés sur le chemin de l’émancipation politique, la question cruciale est la suivante : la démocratie peut-elle s’institutionnaliser? Même si les progrès demeurent fragiles, et les rapports entre sociétés et États toujours conflictuels, la question appelle un "oui" prudent. Dans certains des pays concernés, on assiste à la mise en place d’institutions appelées à devenir démocratiques.

C’est en Afrique du Nord que les perspectives d’avenir paraissent le plus prometteuses. L’institutionnalisation de la démocratie suppose une convergence de la vie politique autour des trois pôles qui fondent l’État de droit, à savoir les élections, le Parlement et la Constitution. Quand ces pôles sont robustes et durables, les gouvernements restent généralement à l’abri des groupes radicaux, des forces réactionnaires et d’un retour à des formes autoritaires. Les démocraties qui chérissent le respect du droit et l’équité des scrutins requièrent une alternance du pouvoir entre partis rivaux.

En Tunisie, en Libye et en Égypte, ce processus d’institutionnalisation est en marche, fût-ce sur un chemin cahoteux (1). Chacun de ces trois pays a connu des élections législatives marquées par une compétition et un pluralisme inconcevable sous l’ancien régime. En Tunisie, l’Assemblée constituante issue des urnes est en train d’achever l’élaboration de la Constitution. La crise y a deux dimensions : la longue passivité du nouveau gouvernement face aux violences salafistes (qui a pris fin après l’attaque de l’ambassade américaine à Tunis) et le retard à mettre en œuvre des réformes économiques, notamment dans les régions les plus défavorisées. En dépit de ces tensions parfois très vives et des conflits qui opposent les divers intérêts politiques, personne, si ce n’est une petite minorité, ne remet en cause les règles du jeu démocratique.

Il n’en va pas de même en Libye, où l’ordre politique né de l’effondrement du régime de Mouammar Kadhafi est fragilisé par le pouvoir des groupes armés (2). En Égypte, l’élection présidentielle a vu la victoire du candidat des Frères musulmans, M. Mohamed Morsi. Dès son entrée en fonction, le nouveau chef d’État affirmait l’autorité du pouvoir civil sur l’armée en congédiant le maréchal Mohamed Hussein Tantaoui. Ce premier pas vers une redéfinition possible des liens entre civils et militaires est en rupture avec la longue histoire prétorienne de l’appareil d’État.

Dans ces régimes de transition, la plupart des acteurs politiques — à l’exception, bien sûr, de certains groupes radicaux, comme les salafistes, ou des nostalgiques de l’autocratie d’autrefois — ont pris bonne note de la nouvelle donne. Laquelle n’implique pas nécessairement que les démocraties en voie d’institutionnalisation vont devenir libérales. Les démocrates du "printemps arabe" n’ont pas embrassé la révolution pour rendre leur société conforme aux vues de l’Occident — lesquelles, dans le contexte arabe, incluent l’égalité des sexes, la levée de la censure sur les productions "immorales" comme la pornographie, la liberté d’expression et de blasphème. En tant que doctrine politique sacralisant les droits individuels, le libéralisme politique ne peut émerger que d’un stade ultérieur de la consolidation démocratique. Il est peu vraisemblable que l’étape actuelle, marquée par un affrontement entre laïques et fondamentalistes religieux, puisse aboutir à un cadre normatif "à l’occidentale" ni même à un compromis sur les valeurs.

Pour ces États en transition, la priorité ne réside pas dans le combat idéologique mais dans la pérennisation des institutions. La normalisation démocratique n’implique pas l’adhésion de chaque citoyen et de chaque parti à un même cadre idéologique, elle suppose plutôt que les lois et les procédures démocratiques deviennent les règles du jeu définitives. Même les islamistes sont en train de découvrir qu’une élection ne se gagne pas seulement par des slogans. A l’instar de n’importe quel gouvernement démocratiquement élu, ils doivent répondre aux attentes de leurs électeurs par des choix politiques, et non par des promesses creuses de félicité ou d’orthodoxie.

Aux États-Unis comme en Europe, la classe politique et les médias ont jugé choquant que des partis islamistes, comme Ennahda en Tunisie ou les Frères musulmans en Égypte, soient sortis vainqueurs d’une révolution à laquelle ils avaient peu contribué. Plusieurs facteurs conduisent pourtant à tempérer la crainte d’une islamisation massive.

En premier lieu, les observateurs occidentaux oublient souvent que les islamistes ne disposent d’aucun monopole symbolique sur l’interprétation des textes sacrés dans l’espace public. En Égypte, des institutions historiques comme l’université Al-Azhar et des mouvements religieux comme les soufis conçoivent l’articulation de la foi et de la politique sur des bases bien différentes de celles que revendiquent les islamistes. Au sein même de la vaste mouvance de l’islam politique, des désaccords parfois virulents opposent différents courants d’idées — les Frères musulmans et les salafistes du parti Al-Nour, par exemple — sur des questions sociales ou religieuses majeures. D’une certaine manière, la liberté d’interprétation accordée au croyant constitue le frein le plus sûr aux ambitions de ceux qui entendent dominer l’islam dans leur propre intérêt politique.

Ensuite, même si l’islamisme regroupe indifféremment des œuvres de bienfaisance sociale et des groupes djihadistes belliqueux, son incarnation la plus influente politiquement dans la plupart des pays en transition — les Frères musulmans — n’a rien d’une avant-garde révolutionnaire. Les Frères se sont bien gardés, par exemple, de soutenir l’appel lancé en 1979 par l’Iran pour une révolution islamique dans les dictatures séculières. De même, ils sont restés sourds à l’appel au djihad d’Oussama Ben Laden dans les années 1990.

En troisième lieu, si les islamistes ont remporté des victoires indiscutables, ils n’ont pas obtenu pour autant carte blanche. L’islamisme ne peut donc être considéré comme l’expression univoque des masses arabes. Les Frères musulmans et, à un moindre degré, les salafistes ont certes triomphé lors des premières élections post-Moubarak de décembre 2011, en raflant trois cinquièmes des sièges au Parlement. Mais, depuis, leur popularité s’est effritée, comme le montre la courte victoire de M. Morsi (51,7 % des voix) à l’élection présidentielle de juin 2012 face à M. Ahmed Chafik, un représentant de l’ancien régime honni.

La jeunesse protestataire marginalisée

De la même manière, Ennahda contrôle 40% de l’Assemblée constituante tunisienne, une majorité nette mais relative qui l’oblige à une alliance avec des formations laïques et progressistes. En Libye, le Parti de la justice et de la construction (PJC), variante locale des Frères musulmans, a frôlé la déroute en ne recueillant que 10% des voix aux élections législatives de juin 2012.

Finalement, aussi grande qu’ait été initialement leur répugnance à entrer dans le jeu électoral, les islamistes pourraient en sortir transformés. En Égypte, la question demeure ouverte de savoir comment les Frères musulmans et leurs cousins ennemis salafistes vont s’intégrer au processus démocratique. Il semble en tout cas certain qu’ils ne pourront pas confisquer le pouvoir par la force : les Frères musulmans constituent un mouvement social bien organisé, mais sans grande capacité coercitive.

Provoquées récemment par un film islamophobe américain, les manifestations de colère illustrent la normalisation croissante des acteurs de l’islamisme. L’épisode a en effet contraint les grandes formations fondamentalistes à prendre clairement leurs distances vis-à-vis des groupes plus radicaux. De surcroît, de nombreux dirigeants ont protesté contre le film en invoquant des arguments de droit commun, comme la diffamation, au lieu de s’en remettre aux prescriptions du droit coranique — les hudud — contre le blasphème.

Autant la demande de charia en tant que système juridique décline, autant la soif de croyance est en pleine ascension. La revendication centrale de la plupart des fondamentalistes vise à renforcer les piliers de l’islam dans les sociétés arabo-musulmanes en accord avec la charia. De ce point de vue, les Frères ne constituent certainement pas une organisation libérale. C’est pourquoi les milieux séculiers redoutent l’installation d’une théocratie, mais le courant islamiste majoritaire, incarné par les Frères, a tout intérêt à adopter les normes démocratiques d’une manière qui préserve à la fois l’importance de l’identité religieuse et les règles institutionnelles de la compétition électorale, car c’est à ce prix seulement qu’il peut faire fructifier les gains tirés de son rôle politique dans la transition en cours.

En d’autres termes, il n’est pas nécessaire de se plier à l’idéologie libérale occidentale pour créer de la démocratie. L’Espagne et le Portugal ne disposaient pas d’un tel cadre de pensée lorsqu’ils se démocratisèrent dans les années 1970, pas plus que l’Amérique latine lorsqu’elle fut submergée dans les années 1980 par ce que Samuel P. Huntington a appelé la « troisième vague de démocratisation (3)". La logique de la démocratie consiste à accepter les désaccords qui opposent les uns et les autres dans un cadre constitutionnel fondé sur le pluralisme et la nécessité de rendre des comptes — l’autre terme de l’alternative se résumant à l’instabilité, au conflit et à l’ impasse.

Une fois que la gestation démocratique a atteint le point irréversible où la plupart des formations s’accommodent du principe des élections et de la participation, citoyens et dirigeants politiques peuvent s’engager dans un débat sur la transformation de la société dans un sens plus (ou moins) libéral. Concrètement, cela signifie que des pays comme la Libye, la Tunisie ou l’Égypte n’ont pas besoin, pour mener à bon port leur processus démocratique, d’être aussi profondément sécularisés qu’on se plaît à le dire en Occident. Dans les pays occidentaux non plus, le sécularisme n’a pas précédé la démocratie.

Les jeunes protestataires — citadins pour la plupart, membres des classes moyennes et résolument laïques, au sens où ils n’appartiennent pas à des groupes islamistes — étaient aux avant-postes de la vague révolutionnaire. Aujourd’hui, pourtant, cette jeunesse se retrouve marginalisée en Tunisie, en Libye et en Égypte, et avec elle sa vision de l’avenir plus séculière et démocratique, parce qu’elle a échoué à construire un front politique cohérent lorsque les régimes autoritaires qu’elle combattait se sont effondrés. Tandis que les islamistes ont su tirer avantage du vide ainsi créé en mobilisant leurs troupes, avec des succès variables sur le plan électoral, les mouvements de jeunes ont refusé d’entrer dans l’arène de la politique institutionnelle.

Cet effacement s’est révélé lourd de conséquences. En privilégiant la rue comme espace d’expression politique, en se focalisant sur la protestation directe et spontanée au détriment des voies plus tièdes et structurées de la politique électorale, les jeunes révolutionnaires se sont privés de tout pouvoir et de toute représentation dans les nouvelles institutions démocratiques comme les Parlements et les conseils populaires.

La politique de la rue produit un double effet. D’un côté, elle permet au citoyen d’exercer son droit de vigilance contre l’État : la révolution égyptienne du 25-Janvier n’a été possible que parce que des étudiants, des travailleurs et des membres des classes moyennes ont afflué dans les centres-villes pour défier le pouvoir central et réclamer leurs droits. De l’autre côté, le vacarme de la contestation permanente, qui rejette la légitimité du système, ne peut se substituer au bourdonnement institutionnel des élections et des campagnes politiques. Or une démocratie ne peut se bâtir que si la plupart de ses citoyens acceptent ses règles communes.

Pour que ces jeunes puissent prolonger leur contribution au « printemps arabe", ils doivent ajuster leurs intérêts aux institutions naissantes. Le temps est venu pour eux d’investir leur énergie et leur esprit militant dans la politique formelle, celle des Parlements et des consultations. Ils peuvent aussi servir d’auxiliaires à une nouvelle scène politique qui encourage l’expression du conservatisme religieux, des tendances nationalistes, des revendications séculières, des valeurs centristes et progressistes qui composent le large éventail idéologique des sociétés arabes. Incontrôlées, les protestations de rue peuvent ruiner les meilleures politiques. Si les intérêts populaires portés par les jeunes ne trouvent pas un relais institutionnel au sein du système, il n’est pas exclu qu’une minorité bien organisée s’empare du pouvoir et restaure les pratiques autoritaires du passé.

Cela s’est vu à maintes reprises au cours de la "troisième vague de démocratisation" : les autocrates trouvent facilement le moyen de subvertir les nouvelles institutions démocratiques. Pour le monde arabe, le plus grand danger ne réside pas dans un retour aux dictatures ubuesques, mais plutôt dans l’émergence de nouveaux systèmes autoritaires basés sur des coalitions oligarchiques ou des dérives populistes qui manipulent les outils de la démocratie.

Comme tous les grands bouleversements historiques, le « printemps arabe" a fait autant de vainqueurs que de perdants. Outre les mouvements de jeunes, les élites intellectuelles appartiennent de toute évidence à la seconde catégorie. Elles ont réitéré les erreurs de leurs prédécesseurs en ne parvenant pas à relier leurs idéologies apprises à l’université aux préoccupations concrètes de la population.

Depuis l’avènement du nationalisme arabe dans les années 1920 et 1930, des générations d’élites cultivées ont campé sur des positions progressistes qui leur valaient l’attention de la presse et les faveurs des classes moyennes. L’opposition de principe à des menaces extérieures — sionisme, impérialisme, orientalisme, capitalisme, colonialisme, etc. — se conjuguait à des revendications plus positives, telles que le panarabisme, la justice sociale ou l’égalité avec l’Occident. Cependant, les intellectuels arabes se sont montrés plus progressistes que les sociétés auxquelles ils appartenaient, tout en restant handicapés par leur inaptitude à se faire entendre au sein du peuple et des partis politiques.

Leur marginalisation s’explique aussi par un discours de plus en plus déconnecté des réalités locales, qui n’accordait aucune place au désir ou à l’hypothèse d’une révolution en terre arabe. Leurs impré-cations rituelles contre le sionisme et l’impérialisme américain, jugés responsables de tous les maux qui accablent le Maghreb et le Proche-Orient, ont perdu de leur substance lorsque les peuples arabes ont voulu en découdre avec le despotisme et la corruption de leurs propres dirigeants. De manière tragique, certains intellectuels ont réagi à la mise en faillite de leurs diagnostics en imputant le "printemps arabe" à une conspiration israélo-occidentale. Avec l’effondrement du parti Baas en Irak et bientôt, probablement, en Syrie, les derniers vestiges du nationalisme panarabe auront bel et bien disparu.

Une autre raison du manque de popularité des mouvements de jeunes et des élites intellectuelles tient à leur opposition viscérale à toute forme d’islamisme, qui les a enfermés dans une sorte de fondamentalisme séculier incapable d’admettre que les islamistes même les plus modérés puissent jouer le moindre rôle au sein de l’ État.

Du Maroc à l’Arabie saoudite

Le troisième groupe de perdants est composé par les monarchies arabes. Le constat peut surprendre au premier abord, sachant que le "printemps arabe" n’a renversé aucune tête couronnée. Selon la grille d’analyse communément admise en Europe, cette résilience s’expliquerait par deux facteurs. D’une part, les dynasties régnantes jouiraient d’une légitimité profondément ancrée dans le substrat culturel arabe : les peuples soutiendraient leurs rois et leurs princes par attachement à une histoire glorieuse forgée avant ou pendant les luttes anticoloniales. D’autre part, ces régimes quasi absolutistes seraient mieux à même de s’adapter aux situations de crise du fait des outils institutionnels extraordinairement flexibles dont ils disposent pour manipuler l’opinion à leur guise, au-delà de la simple répression.

Sans être entièrement fausse, cette interprétation néglige le fait que les monarchies arabes sont en train de s’essouffler. Leur assise est bien moins solide qu’il y a dix ans. A Bahreïn, par exemple, le soulèvement d’une vaste partie de la population n’a pu être contenu que par l’intervention combinée et sanglante des forces armées nationales et des troupes mandatées par le Conseil de coopération du Golfe (CCG).

Le Maroc aussi a connu des manifestations de grande ampleur. La promesse d’une révision constitutionnelle a momentanément calmé la colère populaire, mais l’absence de réformes en profondeur annonce des lendemains troublés. En acceptant de former le gouvernement sans contrepartie réelle de la part du roi Mohammed VI, les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD) risquent de perdre leur crédit, à l’instar du reste de la classe politique. À quoi s’ajoute une coupure entre ruraux et citadins moins saillante qu’autrefois : le malaise s’est généralisé et l’exigence de justice sociale transcende les vieilles divisions entre classes et territoires.

En Arabie saoudite aussi, le système monarchique pèse sur la société. Béni par les hasards de la géologie, le régime a utilisé ses immenses richesses pour contenir toute velléité d’opposition au moyen de programmes de développement, qui lui ont permis de différer les réformes structurelles nécessaires. Dans l’émirat voisin du Koweït, doté depuis longtemps d’une timide expérience parlementaire, on assiste au processus inverse. Les manifestations contre la corruption et l’autorité ont sapé l’autorité de la famille Al-Sabah, et les élections de décembre 2012 ont été boycottées par l’opposition. Le conflit entre celle-ci et la monarchie a atteint son point d’ébullition autour d’un choix fondamental : ou l’émir accepte de nommer un premier ministre qui ne soit pas de sang royal, ou il dissout le Parlement et s’engage dans un retour à l’autoritarisme qui pourrait lui coûter cher.

En Jordanie, la monarchie suffoque sous la convergence de deux dynamiques complémentaires. Les islamistes veulent préserver le roi, car ils craignent que l’effondrement de la tutelle hachémite donne un alibi à Israël pour désigner la rive est du Jourdain comme la patrie naturelle de tous les Palestiniens — et ainsi justifier l’annexion complète de la Cisjordanie. Ils réclament néanmoins une monarchie constitutionnelle et plus de libertés politiques. La dynastie hachémite se heurte à une exaspération croissante, issue de sa base bédouine traditionnelle et attisée par la hausse du chômage et les affaires de corruption.

Pour les monarchies, il est donc temps d’agir et de s’extraire de ces réseaux d’intérêts inextricables, les dynasties ayant pris soin de tisser des connexions avec un vaste éventail de groupes sociaux et politiques — milieux d’affaires, commerçants, paysans, tribus, oulémas — qui leur apportent leur soutien en échange d’avantages et de subsides. Des réformes drastiques qui remplaceraient le régime absolutiste par un système parlementaire nuiraient non seulement aux familles royales, mais aussi à leurs clientèles roturières. En outre, l’histoire de la région — qu’elle soit postcoloniale ou post-guerre froide — démontre que les monarchies sont peu disposées à transformer leur pouvoir exécutif en autorité morale. Sans une pression populaire aiguë, les princes n’ont aucun intérêt à prendre l’initiative d’une réforme sérieuse. Longtemps louées pour leur modération et leur adaptabilité, les monarchies arabes risquent de gâcher une chance précieuse. Elles se refusent à engager la transition démocratique, quand l’esprit de conservation leur commande de tout mettre en œuvre pour unir leurs sociétés face à la crise et leur épargner un avenir de conflits et d’instabilité.

Dans les rets de la géopolitique

Souvent négligée, la dimension géo-politique du "printemps arabe" a mis en évidence un étrange paradoxe. Rappelons-nous comment les choses ont commencé : surgie à un échelon local, la protestation résonne d’abord au niveau national comme un appel à la justice, à la dignité et à la résistance contre la brutalité d’un régime. En quelques mois, le "printemps arabe " se mue en vague régionale, emportant par-delà les frontières un corpus commun d’exigences et de valeurs. Cette propagation dépasse l'"effet Al-Jazira" si souvent invoqué, car elle ne véhicule pas seulement des formes modernes de communication, mais aussi et surtout une conception radicalement nouvelle du militantisme politique. Amplifié par les réseaux sociaux et les médias traditionnels, le mouvement tire une part de son carburant du concept d’unité panarabe, mais rejette toute coloration idéologique pour mieux fédérer les frustrations contre le despotisme et revendiquer avec une force assourdissante le droit à la citoyenneté.

Aujourd’hui, cet élan est parvenu à sa troisième étape, celle de son institutionnalisation. Le "printemps arabe" ne constitue plus seulement une exigence nationale et supranationale, il a créé un espace de confrontation internationale. Le soulèvement à Bahreïn a inauguré ce processus au printemps 2011, lorsque, au nom de la nature confessionnelle de l’opposition dominée par les chiites, la monarchie sunnite a resserré son alliance avec ses voisins de même confession ainsi qu’avec les puissances occidentales, au sein d’un front stratégique dirigé par l’Arabie saoudite, les États-Unis et la Turquie, sans compter l’intervention plus discrète d’Israël. Les mouvements populaires en lutte contre le roi de Bahreïn se virent diabolisés du même coup comme suppôts du bloc chiite "radical" incarné par l’Iran, la Syrie et le Hezbollah. La guerre civile syrienne a accéléré ce processus, mais selon une dynamique inversée. Cette fois, c’est l’opposition populaire qui s’est retrouvée associée au camp "modéré" des puissances sunnites et de leurs alliés occidentaux, tandis que le régime autocratique de M. Bachar Al-Assad a renforcé son partenariat avec le bloc chiite.

Ces dimensions confessionnelles et géopolitiques se sont mutuellement alimentées. L’Arabie saoudite, la Turquie, les États-Unis et Israël partagent le même souci de limiter la sphère d’influence de l’Iran, de la Syrie et du Hezbollah. Ces rivalités ont métamorphosé une division confessionnelle de basse intensité en une guerre ouverte aux conséquences potentiellement explosives. Les caractérisations les plus manichéennes s’érigent en vérités indiscutables, les États sunnites — et plus particulièrement les monarchies — apparaissant dans les médias occidentaux comme des havres de modération et de stabilité, tandis que les chiites sont décrits comme des extrémistes et des fauteurs de troubles. Parallèlement, ce conflit sert aussi d’alibi à certains gouvernements pour maintenir le statu quo face aux menaces d’agitation sociale. Une chute du régime syrien modifierait les données du clivage sunnites-chiites, contribuant à son atténuation ou le déplaçant vers un autre théâtre d’opérations.

Une fois projeté dans l’arène mondiale, le "printemps arabe" ne pouvait que revenir comme un boomerang dans les pays en voie de transition d’où il était parti. L’Iran, la Syrie et le Hezbollah ont tenté de rallier à leur cause les nouveaux dirigeants de Tunisie, de Libye et d’Égypte, cependant que l’alliance sunnite pro-occidentale faisait de même. Or ces pressions cumulées ont eu pour seul effet d’inciter Tunis, Tripoli et Le Caire à adopter une politique étrangère de stricte neutralité et à accélérer le processus d’institutionnalisation sur leurs propres territoires. Le spectre de l’instabilité régionale les conforte dans l’intérêt d’assurer d’abord leur propre stabilité intérieure. En août 2012, M. Morsi choisit de se rendre au sommet des non-alignés de Téhéran, capitale alliée du régime de Damas. Mais il y prend parti pour l’opposition syrienne, nouvelle démonstration de son jeu d’équilibre. De même, lors de la crise de Gaza en octobre dernier, le président égyptien s’est appuyé sans rechigner sur les services de renseignement de son pays qui, pourtant, quelques mois plus tôt, persécutaient les Frères musulmans.

Les nouveaux régimes tunisien, libyen et égyptien tentent d’élaborer une politique de la retenue, entre flexibilité et pragmatisme, qui vise à écarter les conflits confessionnels, les interprétations religieuses étroites et les alignements géopolitiques. Soucieux avant tout de consolider leur légitimité intérieure, ils considèrent les deux belligérants de la sanglante guerre civile syrienne comme des obstacles à la construction d’un nouvel ordre démocratique.

Ce paradoxe qui veut qu’un conflit international concoure à la stabilisation du processus démocratique à l’échelle nationale ouvre une nouvelle page dans l’histoire moderne du Proche-Orient. Récemment encore, un face-à-face systémique opposait l’Occident et ses alliés arabes à des coalitions idéologiques perçues comme subversives ou destructrices — la menace communiste représentée par l’alliance Brejnev-Nasser, par exemple, ou la révolution islamique de l’ayatollah Rouhollah Khomeiny, ou encore l'"axe du mal" incarné par Ben Laden. Le réalignement régional actuellement en cours préfigure peut-être des positions plus nuancées. Même à son apogée, aucun observateur ne se serait risqué à décerner un label idéologique au "printemps arabe", à l’identifier à un empire, à une superpuissance ou à une organisation radicale. Le mouvement n’a obéi qu’à ses propres forces avant de se laisser piéger dans les rets de la géopolitique.

Le choc confessionnel sera déterminant pour l’avenir. Attisé et instrumentalisé de l’extérieur, l’affrontement entre chiites et sunnites risque de multiplier les fractures et d’assombrir durablement l’horizon du "printemps arabe".



(1) Lire le dossier « Sur les braises du “printemps arabe” », Le Monde diplomatique, novembre 2012.

(2) Lire Patrick Haimzadeh, « La Libye aux mains des milices », Le Monde diplomatique, octobre 2012.

(3) Samuel P. Huntington, The Third Wave : Democratization in the Late Twentieth Century, University of Oklahoma Press, Norman, 1991

Le "printemps arabe" n’a pas dit son dernier mot

Syrie, Bahreïn, Égypte, Tunisie, quatre destins pour une révolution

Février 2014

Trois ans après le début d’un mouvement qui a emporté les dictatures de MM. Zine El-Abidine Ben Ali, Hosni Moubarak et Mouammar Kadhafi, la contestation dans le monde arabe, menacée par les ingérences étrangères et par les divisions confessionnelles, cherche un second souffle. Si la Syrie vit le pire des scénarios, la Tunisie confirme que l’aspiration à la citoyenneté et la recherche de compromis peuvent déboucher sur des avancées réelles.

À ses débuts, le "printemps arabe" a fait voler en éclats les préjugés occidentaux. Il a mis à mal les clichés orientalistes sur l’incapacité congénitale des Arabes à concevoir un système démocratique et ébranlé la croyance selon laquelle ils ne méritaient pas mieux que d’être gouvernés par des despotes. Trois ans plus tard, il s’est obscurci. Les incertitudes restent entières quant à l’issue du processus, qui entre dans sa quatrième phase.La première étape, achevée en 2011, vit déferler une gigantesque vague de revendications concernant la dignité et la citoyenneté, nourrie de protestations massives et spontanées. L’étape suivante, en 2012, fut celle d’un repli des luttes sur leur contexte local et de leur ajustement à l’héritage historique de chaque pays. Simultanément, des forces extérieures commencèrent à réorienter ces conflits dans des directions plus périlleuses, conduisant les peuples dans la situation qu’ils connaissent aujourd’hui.

L’année dernière, on a donc assisté à une troisième phase, marquée par l’internationalisation et par l’ingérence de plus en plus agressive des puissances régionales et occidentales. La focalisation sur les rivalités entre sunnites et chiites s’est généralisée à tout le Proche-Orient, poussant chaque État et chaque société à se polariser sur l’axe des identités confessionnelles. L’antagonisme entre islamisme et sécularisme s’est durci à grande échelle. Le danger vient de ce que les rivalités géopolitiques et les tensions religieuses l’emportent sur les spécificités de chaque pays et semblent réduire les acteurs locaux à des marionnettes aux mains de puissances étrangères.

La comparaison entre la Syrie, Bahreïn, l’Égypte et la Tunisie révèle un spectre multicolore d’influences internationales. Dans les deux premiers pays, les interventions extérieures ont attisé la guerre civile et galvanisé les franges les plus radicales des insurgés. En Égypte, le soutien occidental à la politique autoritaire du nouveau régime a laminé les motivations démocratiques initiales. Seule la Tunisie paraît engagée sur une voie prometteuse, dans la mesure où elle reste relativement épargnée par les affrontements géopolitiques, religieux et idéologiques qui ont balayé la région.

Dans chacun de ces pays, toutefois, le "printemps arabe" a laissé l’empreinte indélébile d’une mobilisation populaire dans laquelle les citoyens ont pris conscience de leur force. Il a ouvert des espaces de contestation que l’État ne peut plus refermer qu’au prix d’une répression politiquement coûteuse. Si incertain que soit l’avenir, l’ordre de fer qui prévalait auparavant s’est bel et bien effondré.

En Syrie, la guerre est née d’un mouvement de désobéissance civile rapidement transformé en soulèvement populaire de grande ampleur. La réaction brutale du régime aux premières alertes a échoué à intimider les manifestants, mais elle a amorcé un cycle dévastateur de protestations et de répression. Si l’appareil militaire du président Bachar Al-Assad a vite anéanti l’espoir d’une révolution pacifique, ce sont les calculs géopolitiques et les enjeux confessionnels venus se greffer sur elle par la suite qui ont précipité l’insurrection dans une guerre civile abominable : à ce jour, cent vingt mille morts, deux millions et demi de réfugiés et quatre millions de déplacés.

Depuis toujours, la Syrie se caractérise par la diversité de ses traditions religieuses et communautaires. En exploitant les tensions internes, les puissances extérieures ont brisé cette fragile mosaïque. Le pays revêt une importance centrale dans un Proche-Orient où s’entrechoquent les intérêts des États-Unis, d’Israël, de l’Arabie saoudite, du Qatar, de la Jordanie, de la Turquie et de l’Iran. L’ancestrale division de cette partie du monde entre les deux tendances rivales de l’islam, le sunnisme et le chiisme, a été exacerbée par ces États ambitieux pour tenter d’accroître leur influence.

Le clan des Alaouites qui forme le régime de M. Al-Assad est considéré comme faisant partie d’un arc chiite allant de l’Iran au Liban du Hezbollah, tandis que les groupes de rebelles appartiennent pour la plupart au camp sunnite. Mais cet antagonisme recouvre un échiquier autrement plus nuancé. Tout comme les moudjahidins afghans des années 1980, l’opposition syrienne manque cruellement de cohésion. Ses représentants à l’étranger connaissent mal ou pas du tout les groupes armés qui se battent sur le terrain. Ceux-ci vont chercher leurs soutiens ailleurs : dans le nord du pays, ils s’appuient généralement sur l’aide de la Turquie et du Qatar, tandis que dans le sud ils reçoivent armes et assistance de la Jordanie, de l’Arabie saoudite et des États-Unis.

Ces imbrications géopolitiques donnent lieu à des paradoxes qui contredisent une lecture strictement confessionnelle du conflit. Riyad a salué le coup d’État militaire en Égypte contre les Frères musulmans, qui sont pourtant de même obédience que les groupes qu’il arme sur le front syrien. Le récent dégel entre Washington et Téhéran relativise lui aussi la vision binaire souvent véhiculée par les médias occidentaux : Israël et l’Arabie saoudite s’estiment tous deux abandonnés par Washington face à Téhéran et se retrouvent soudainement alliés de facto.

Le clivage entre forces laïques et islamistes pèse également. Si l’Armée syrienne libre (ASL) revendique son ancrage séculier, la plupart des autres groupes composent une marqueterie religieuse qui va des islamistes modérés aux djihadistes proches d’Al-Qaida en passant par les salafistes. Difficile, par ailleurs, d’évaluer dans quelle mesure les factions les plus radicales, comme Ahrar Al-Cham ou l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), manifestent une véritable conviction religieuse ou utilisent leur enseigne à des fins plus prosaïques. Reste que cette fragmentation, source de discordes croissantes, a ouvert un second front au sein même du camp insurgé, comme le montrent les combats meurtriers qui ont opposé début janvier l’ASL et l’EIIL dans le nord de la Syrie. Cette dispersion de la guerre civile n’est pas étrangère à la survie du régime de M. Al-Assad.

On présente souvent le conflit syrien en termes de simple mécanique : quand le pouvoir s’affaiblit, l’opposition se renforce, et inversement. C’est oublier que l’argent et les armes ne font pas tout dans une guerre, et qu’il faut aussi des ressources en hommes. Or, sur ce plan, la pénurie menace constamment le régime de Damas. Le renfort des forces Al-Qods d’Iran, des unités du Hezbollah libanais et des milices locales (chabiha) est donc vital à la préservation de sa puissance militaire. Le recours à l’arme chimique n’étant plus une option, le pouvoir dépend plus que jamais de ses supplétifs étrangers.

Les Frères musulmans foudroyés

Principale source d’inquiétude : la radicalisation nouvelle de l’opposition et du régime syrien. Le Front Al-Nosra et l’EIIL, qui se réclament tous deux d’Al-Qaida, profitent largement de l’aide venue du Golfe. L’Arabie saoudite a aussi accru son implication en soutenant des groupes non affiliés à la mouvance terroriste fondée par Oussama Ben Laden, bouleversant ainsi le rapport de forces au sein de l’opposition. Et, de son côté, l’armée régulière a profondément changé. Depuis la bataille de Qoussair, en mai-juin 2013, les forces Al-Qods et le Hezbollah ont redéployé la troupe en petites unités mobiles organisées comme des milices.

Pour toutes ces raisons, les puissances étrangères se soucient peu de faire cesser le conflit. Les États-Unis ne peuvent se permettre une nouvelle guerre et s’accommodent de voir leur hégémonie battue en brèche au Proche-Orient, leur stratégie consistant désormais à privilégier l’Asie. Dans la logique de la realpolitik américaine, Washington n’a plus les moyens d’empêcher un pourrissement de la question syrienne : comme l’a indiqué le consultant Edward Luttwak dans le New York Times (1), la sagesse commande de laisser les belligérants s’entre-tuer autant que possible, car le triomphe d’une opposition dominée par les islamistes serait tout aussi néfaste pour les intérêts occidentaux que la victoire du clan Al-Assad. L’allié saoudien, lui, verrait d’un bon œil la chute du régime de Damas, et pourrait se satisfaire d’un pays morcelé, en proie au chaos, qui couperait l’axe chiite reliant le Liban et l’Iran. Une Syrie ingouvernable constitue pour Téhéran et Moscou une option préférable à la victoire des insurgés, quitte à laisser un membre de la famille Al-Assad réduit au rôle de pantin siéger dans son palais de Damas, comme le fit un temps son homologue afghan.

Une paix à courte échéance paraît donc des plus improbables. Si les auteurs des atrocités commises sur le terrain doivent répondre de leurs actes, les puissances étrangères qui attisent ces violences endossent une large part de responsabilité. La guerre civile est devenue si épouvantable que peu se souviennent encore des cortèges de la première heure, lorsqu’un peuple réclamait simplement le droit à la dignité et à la citoyenneté. Dans cette tragédie, c’est peut-être le plus triste.

À Bahreïn aussi, les puissances étrangères démontrent leur aptitude à exacerber les tensions locales, mais d’une manière tout autre qu’en Syrie. Les premières manifestations dans cette petite île du Golfe traduisaient un désir de démocratie très largement partagé : on estime qu’à leur apogée elles ont mobilisé presque un cinquième de la population. Si l’intervention militaire du Conseil de coopération du Golfe (CCG) (2) a vite tué dans l’œuf cette aspiration collective, l’échec du mouvement s’explique aussi et peut-être surtout par l’irruption de la géopolitique et des mots d’ordre confessionnels.

Alors qu’en Syrie un pouvoir alaouite fait face à une population majoritairement sunnite, Bahreïn est une monarchie sunnite majoritairement peuplée de chiites. C’est pourquoi les intérêts respectifs des deux puissances rivales de la région, l’Iran et l’Arabie saoudite, s’y heurtent de plein fouet. Compte tenu de sa proximité géographique, Riyad exerce sur son voisin un droit de regard particulièrement intrusif. Soutenue par l’Occident, l’intervention des troupes du CCG répondait explicitement au vœu de Riyad de maintenir Bahreïn dans sa zone d’influence.

Au départ, chiites et sunnites défilaient côte à côte, sur une même ligne de revendication démocratique. C’est seulement lorsque l’intervention saoudienne a eu lieu que la carte confessionnelle a évincé peu à peu les objectifs politiques. Cette captation de la dynamique locale par des intérêts extérieurs a cependant mis en lumière la fragilité du régime. Sans la perfusion financière, militaire et politique des États du Golfe, la dynastie Al-Khalifa ne disposerait ni des moyens ni de la légitimité nécessaire pour se maintenir au pouvoir. Sa survie ne dépend plus désormais que de ses protecteurs étrangers.

L’internationalisation du conflit a ruiné une chance historique de voir la société bahreïnie résoudre ses vieilles tensions confessionnelles par le dialogue démocratique. Alors que les mêmes causes ont entraîné l’explosion de la Syrie, à Bahreïn elles maintiennent sous respiration artificielle un régime autocratique.

À la différence de la Syrie et de Bahreïn, l’Égypte est un pays suffisamment fort et autonome pour tenir tête aux pressions extérieures. Les grandes puissances étrangères n’en sont pas moins étroitement liées au drame politique qui s’y joue. En juillet 2013, un coup d’État militaire a renversé le gouvernement décrié, mais légitime, des Frères musulmans. N’importe où ailleurs, une rupture aussi brutale du processus démocratique aurait soulevé une indignation planétaire. En Égypte, elle a pourtant reçu l’approbation des chancelleries occidentales. Les États-Unis et leurs alliés européens, mais aussi l’Arabie saoudite et ses voisins du Golfe, de même que la Jordanie, le Maroc et Israël, tous ont très vite endossé le coup de force militaire, qui les débarrassait d’un Mohamed Morsi démocratiquement élu mais jugé incontrôlable.

Sitôt le nouveau régime en place, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït s’empressèrent de lui verser une aide économique de 12 milliards de dollars, soit neuf fois plus que le 1,3 milliard annuel de l’assistance militaire américaine. Le choix de Riyad s’explique par au moins deux raisons : d’une part, la défiance de longue date du régime wahhabite envers les Frères musulmans ; d’autre part, la crainte que l’exemple de la jeune démocratie égyptienne ne fasse tache d’huile, ne donne un mandat populaire à des forces islamistes et n’enhardisse les Saoudiens à contester les dirigeants de leur pays.

Le fait que l’Occident ait cautionné le coup d’État militaire n’a pas accru son prestige au sein de la population égyptienne, échaudée par le message implicite selon lequel une démocratie n’est acceptable que si elle porte au pouvoir les candidats adoubés par les puissances étrangères. L’ironie de l’histoire est qu’en tournant le dos aux Frères musulmans Washington et ses alliés ont saboté de leur propre chef le projet arabo-occidental d’un bloc sunnite cohérent susceptible de contenir l’influence iranienne, provoquant du même coup une insolite convergence des politiques étrangères saoudienne et israélienne.

Il est vrai que le coup d’État du général Abdel Fatah Al-Sissi résultait aussi d’une situation économique désastreuse et de l’impopularité croissante de M. Morsi. Même ses électeurs avaient perdu confiance dans la capacité du gouvernement à répondre aux problèmes du chômage et de la corruption. Les ambitions hégémoniques des Frères musulmans, qui refusaient de partager la moindre parcelle du pouvoir, ont précipité leur discrédit. Elles se sont aussi heurtées à la résistance de l’appareil d’État, toujours composé de policiers, de juges et de fouloul (dignitaires de l’ancien régime) viscéralement hostiles à la confrérie. Cet "État profond" n’a pas raté l’occasion de remonter à la surface. Une tâche d’autant plus aisée que les Frères musulmans, en bousculant des juges, des gouverneurs et des notables pour placer leurs propres hommes au sein de l’appareil d’État, s’étaient aussi aliéné leurs alliés potentiels au sein de la gauche et des salafistes.

La foudre qui s’est abattue sur eux signifie également la fin de l’aura d’invincibilité qui entourait autrefois l’islamisme. La confrérie n’était ni un groupe révolutionnaire ni la branche locale de quelque front terroriste international, mais une organisation plutôt conservatrice prônant la piété religieuse, le libéralisme économique et la charité envers les plus pauvres. Elle ne s’arrogeait aucun monopole sur l’islam et n’entretenait aucun lien avec les salafistes ni avec les théologiens d’Al-Azhar (3). Ses adeptes vivent aujourd’hui en prison ou dans la clandestinité. Plus prudents, ou plus roués, les salafistes du parti Al-Nour ont manifesté leur pragmatisme en faisant allégeance au régime militaire. Avec le "printemps arabe", la sphère islamiste s’est à la fois diversifiée et fragmentée, tout en faisant émerger de nouvelles figures hors des cercles scolastiques et politiques traditionnels.

Rendre des comptes au peuple

Durant leur bref passage au pouvoir, les Frères musulmans se sont bien gardés d’amorcer une islamisation forcée de la société. Leur objectif consistait plutôt à consolider leur domination politique sur le terrain institutionnel. Ce n’est pas un hasard si, lors du coup d’État, le gouvernement Morsi s’est défendu en faisant référence à l’argument de la légitimité (chara’iya) plutôt qu’à la loi islamique (charia). A cet égard, la crainte occidentale de voir le "printemps arabe" déboucher sur une contagion islamiste au Proche-Orient paraît sans grande consistance.

En Égypte même, le coup d’État militaire a reçu la bénédiction du mouvement de jeunes Tamarrod, de l’Église copte et des formations laïques libérales. Le libéralisme revendiqué par ces dernières n’incluait manifestement pas la défense du pluralisme politique, lequel s’avère incompatible avec l’exclusion des Frères musulmans. Dès lors, le pluralisme pouvait disparaître tout à fait. La censure imposée par le nouveau régime militaire s’avère en effet plus implacable que celle qui régnait sous la présidence de M. Hosni Moubarak. Non seulement les Frères musulmans ont été rayés de la carte avec une brutalité inédite depuis l’ère du président Gamal Abdel Nasser, mais leur bannissement s’est accompagné d’une campagne nationaliste et xénophobe assimilant leurs militants à des « terroristes" à la solde de l’étranger. Conséquence inattendue de la révolution égyptienne, une présidence autocratique s’est muée en une dictature militaire qui recourt à la loi martiale et à la violence légale. Les élections n’ont pas été supprimées, mais elles se déroulent sous étroit contrôle.

Du fait de l’interdiction des Frères musulmans et de l’atomisation de toutes les forces politiques du pays, l’armée s’est imposée par défaut. Elle ne quittera pas le pouvoir de son propre chef, du moins aussi longtemps qu’elle jouira de la complicité des puissances occidentales et des États du Golfe, car elle se considère comme la clé de voûte de la société.

L’Égypte n’est pas en proie aux tensions ethniques et religieuses qui minent certains de ses voisins ; l’hypothèse d’un conflit ouvert semble donc écartée. Il n’en demeure pas moins que les militaires ne peuvent se contenter de restaurer l’ordre ancien. Le coût d’une répression massive est devenu politiquement exorbitant, et les Egyptiens ont pris goût à la force des mobilisations de masse. Le fossé entre islamisme et sécularisme risque par ailleurs de se creuser davantage. Certains Frères musulmans pourraient être tentés de prendre les armes.

Mais la principale nouveauté, c’est l’exigence de plus en plus grande, au sein du peuple, de se voir rendre des comptes. Même lors du coup d’État de juillet 2013, les militaires ont dû justifier leur action, après qu’une initiative démocratique mandatée par des groupes de citoyens eut exprimé haut et fort ses inquiétudes. Le régime est désormais placé devant un choix épineux : va-t-il ressusciter le système Moubarak, avec un général Al-Sissi passant du kaki au costume-cravate, ou préférera-t-il le modèle pakistanais, où les civils ont leur mot à dire, mais laissent aux militaires leur droit de veto sur les dossiers importants?

En comparaison, la transition tunisienne ressemblerait presque à une promenade de santé. Menée par des acteurs locaux apparemment soucieux de stabilité et de respect des règles démocratiques, elle est restée largement épargnée par les manipulations extérieures. Cela s’explique notamment par sa géographie : bien que surveillée de près par l’ancienne puissance coloniale française, la Tunisie a rarement servi de théâtre aux compétitions géopolitiques des intérêts étrangers. Sa population est relativement homogène sur le plan religieux. La pomme de discorde la plus notable, depuis la chute du président Zine El-Abidine Ben Ali, c’est la lutte à laquelle se livrent les islamistes et les laïques.

Le parti Ennahda, d’inspiration islamiste, a gagné les premières élections libres, mais il a commis la même erreur que les Frères musulmans : il a interprété le mandat reçu comme un sésame pour le pouvoir absolu. Rapidement, la situation politique s’est détériorée, avec l’assassinat de plusieurs opposants de gauche et la montée en puissance des groupes salafistes, farouchement hostiles au pluralisme électoral. Leurs menaces ont jeté un froid au sein de la population, peu habituée à un tel climat.

En Tunisie, aucun camp ne peut prétendre à l’hégémonie, et Ennahda a d’abord formé une coalition avec deux partis laïques. Les mouvements libéraux et progressistes ont donc fini par accepter le dialogue national proposé par le gouvernement et par travailler avec les islamistes — à l’exclusion des plus radicaux, notamment les salafistes. Tous les partis de l’échiquier électoral ont convenu que le risque d’une spirale de violences politiques ne pouvait plus être ignoré. En outre, la fracture entre religieux et séculiers s’est révélée moins insurmontable que prévu. Peu de choses différenciaient finalement les islamistes modérés de leurs rivaux laïques, tandis que ces derniers reconnaissaient plus volontiers l’importance de la religion dans tout nouveau système politique.

Mais c’est surtout la remuante société civile qui a réactivé le calendrier de la transition démocratique. L’Union générale tunisienne du travail (UGTT) ainsi que l’organisation patronale de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), l’ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’homme ont donné de la voix durant le dialogue national. Ils ont fixé de nouveaux objectifs au gouvernement et appelé à la ratification de la Constitution.

L’armée, quant à elle, pèse nettement moins qu’en Égypte : peu nombreuse en effectifs et dépolitisée, elle est restée dans ses casernes depuis 2011. L’ancien régime de M. Ben Ali était un État policier, pas une dictature militaire. Sa gouvernance technocratique et kleptomane pouvait fort bien se passer d’une assise idéologique. C’est pourquoi la révolution tunisienne a limogé les élites de l’ancien parti unique tout en laissant intactes la bureaucratie et les forces de police, qui n’étaient pas connectées au régime. La préservation de cette ossature a contribué à maintenir une relative stabilité de l’ordre légal. En outre, l’ancienne autocratie avait mis en place une robuste structure d’institutions et de lois, qui avait certes peu servi au cours des dix dernières années de l’ère Ben Ali, mais qui peut aujourd’hui s’avérer utile pour bâtir un système démocratique fonctionnel. Précisément parce que le népotisme d’autrefois était dépourvu de toute idéologie susceptible de réapparaître, la restauration d’un État autoritaire paraît peu vraisemblable.

La Tunisie a la chance de pouvoir répondre à ses incertitudes par ses propres moyens, sans se préoccuper du bon vouloir des autres. Les puissances mondiales et régionales ont joué un rôle mineur dans la transition en cours. Washington n’a pas mis son veto à l’entrée d’Ennahda au gouvernement, ni favorisé tel ou tel candidat. Les États pétroliers du Golfe se sont abstenus de soutenir massivement leurs favoris. La France se cantonne à une neutralité circonspecte, son image restante entachée par l’indéfectible soutien qu’elle a apporté à M. Ben Ali jusqu’à l’ultime seconde de son règne. En cas de succès, l’expérience tunisienne serait reçue comme un signal d’espoir dans toute la région, et peut-être au-delà.

Des sujets devenus citoyens

Tandis que le "printemps arabe" entre dans sa quatrième année, il faut s’attendre à une poursuite des ingérences dans les conflits locaux et à une amplification de leurs effets délétères. Les lignes de front géopolitiques, religieuses et idéologiques déchirent maintenant tout le Proche-Orient. Ce n’est qu’en renonçant à s’immiscer dans les révolutions que le monde extérieur peut aider à les faire renaître.

On peut toutefois repérer quelques tendances plus précises pour l’année qui commence. Tout d’abord, les monarchies du Golfe risquent de peser encore davantage sur les affaires de leurs voisins arabes. La rente pétrolière leur donne une influence décisive sur des pays moins bien lotis comme l’Égypte, le Maroc et la Jordanie, où leurs aides dépassent celles du bloc occidental. Moins importantes, celles-ci ont cependant pour avantage de ne dépendre ni des cours du pétrole ni des humeurs des princes.

Ensuite, il faut souligner l’importance des pactes conclus en période de transition nationale. Dans d’autres contextes de démocratisation, comme en Amérique latine, les pactes d’accommodement entre forces rivales furent profondément institutionnalisés et acceptés par tous. Au Proche-Orient, en revanche, la logique de partition l’emporte sur la recherche du compromis, de sorte que les fractions se déchirent pour le pouvoir au lieu de le partager.

En troisième lieu, la faiblesse des institutions locales, ajoutée aux interventions mal avisées de puissances étrangères, a donné du grain à moudre aux saboteurs du processus démocratique. Les salafistes tunisiens et les faux libéraux égyptiens sont des personnages de second plan qui n’ont rien à perdre en brisant les compromis difficilement négociés. Ils gagnent en importance à mesure que les institutions s’érodent et que les intérêts en jeu s’accroissent. Dans des scénarios extrêmes, des États défaillants n’ont pas les moyens d’enrayer le cercle vicieux du dilemme sécuritaire. Au Yémen et au Liban, nombre de groupes préfèrent prendre les armes plutôt que de s’en remettre à un État incapable de les protéger, moyennant quoi ils l’affaiblissent encore un peu plus.

Le dernier point, plus positif, concerne la citoyenneté. Les peuples arabes ne se perçoivent plus comme des masses de sujets, mais comme des forces citoyennes qui méritent le respect et la parole. Quand un nouveau soulèvement surgira, il sera à la fois plus spontané, plus explosif et plus durable. Les citoyens arabes ont été témoins des solutions extrêmes auxquelles leurs gouvernements sont prêts à recourir pour se maintenir au pouvoir. Les régimes coercitifs connaissent bien, eux aussi, la détermination des masses à les "dégager". Le « printemps arabe" n’a pas dit son dernier mot.



(3) Samuel P. Huntington, The Third Wave : Democratization in the Late Twentieth Century, University of Oklahoma Press, Norman, 1991

(2) Ses six membres sont l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Koweït, Oman et le Qatar.

(3) Institution majeure de l’islam sunnite dont le siège se trouve au Caire.

Surdité des gouvernements arabes

Attentats de Paris, l’onde de choc

Février 2015

En se lançant dans une guerre froide régionale, les régimes du Proche-Orient imaginent se protéger de la contagion du « printemps arabe". La logique : exacerber les tensions avec leurs voisins pour préserver le statu quo intérieur. Leur stratégie débouche sur une impasse lourde de menaces nouvelles.

Au Proche-Orient, des régimes politiques confrontés à des difficultés économiques et sociales ont tenté de souffler sur les braises des tensions régionales pour étouffer leurs problèmes intérieurs. Motivés, comme toujours, par des impératifs de sécurité et de survie, ils ont contribué à l’escalade des tensions et des conflits en ignorant les revendications fondamentales des citoyens, au nombre desquelles leur besoin d’être entendus et leur désir de dignité. Ce sont pourtant ces mêmes revendications qui avaient déclenché le "printemps arabe", à partir de décembre 2010.

La région connaît actuellement ce que de nombreux observateurs ont appelé une "nouvelle guerre froide régionale arabe", dont les fronts s’avèrent parfois contradictoires : le premier conflit cible les Frères musulmans et la dimension transnationale de leur idéologie islamiste ; le second prend la forme d’une lutte entre chiites et sunnites. Des confrontations similaires ont déjà provoqué des carnages, mais jamais aussi meurtriers.

Les États qui sont engagés dans cette nouvelle guerre froide régionale se divisent en deux sous-ensembles. D’une part, des pays qui, comme la Jordanie, l’Iran et l’Égypte, ont mis un coup d’arrêt aux réformes politiques, promises ou en cours, destinées à étendre le champ de la participation populaire et à progresser sur la voie de la démocratisation.D’autre part, des États ayant ajourné tout projet de réforme structurelle, tels l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis.

Contrairement à ce que l’on avait pu observer dans la seconde moitié du XXe siècle, les belligérants ne disposent que rarement d’une idéologie ou d’un projet viable pour l’avenir. Leur ambition? Survivre, en conservant intactes les structures de pouvoir actuelles. Bien entendu, une autre voie s’offre à ces régimes : puiser dans leur légitimité traditionnelle bien réelle ainsi que dans leurs ressources humaines et financières pour répondre aux aspirations populaires de leurs sociétés. Il y a quatre ans, c’est d’ailleurs le refus d’entendre cette ambition qui a déclenché le "printemps arabe" dans une grande partie de la région. Mais, plutôt que de s’acquitter des coûts élevés d’une telle réforme, leur stratégie consiste à exporter leurs contradictions, de façon à cimenter le statu quo à l’intérieur de leurs frontières — comme le démontrent les violentes conflagrations en Syrie, en Irak, en Libye et au Yémen.

Égypte

En Égypte, le gouvernement de M. Abdel Fatah Al-Sissi ne se contente pas de prolonger le système autoritaire de M. Hosni Moubarak ; il l’aggrave. Si la volonté du nouveau président d’élargir son pouvoir épouse celle de son prédécesseur, les problèmes économiques et sociaux auxquels il se trouve confronté rappellent également ceux qui menèrent à la destitution de M. Moubarak en janvier 2011. De cette transition bloquée, seule l’armée sort gagnante. Pas de stabilisation en vue, donc, pour le plus grand pays du monde arabe, puisque la mentalité obsidionale qui caractérise l’État égyptien l’empêche de percevoir les courants sociaux qui grondent sous la surface, prêts à se mobiliser une nouvelle fois.

Chômage, pauvreté et inégalités, conjugués à une forte hausse de la proportion de jeunes dans la population, ont contribué à enflammer la rue et à renverser le régime de M. Moubarak il y a quatre ans. Ces problèmes demeurent. Si la stratégie de développement piloté par l’État du président égyptien séduit, elle ne peut réussir tant que l’armée demeure une force économique de premier plan, avec ses propres intérêts financiers et politiques. Sur le papier, les grands projets, comme le nouveau canal de Suez, donnent le tournis. Mais ils offrent tout sauf une panacée au regard de ce dont l’Égypte a besoin depuis des décennies : un secteur privé dynamique coexistant avec un secteur public plus efficace, une économie dopée par un système éducatif et des infrastructures adaptés aux besoins.

Du temps de M. Hosni Moubarak, l’État s’est efforcé de favoriser la croissance en empruntant ce chemin (quitte à favoriser le népotisme). En revanche, l’obsession du président Al-Sissi de tout contrôler exige le maintien des monopoles militaires au centre du champ économique. Avec très peu de croissance pour résultat.

Le système politique fermé aggrave la situation. L’État égyptien s’est peu à peu balkanisé. Dépourvus d’un appareil unifié, les organes de justice et de sécurité souffrent de l’apparition de multiples poches d’autonomie. Cet état de fait a avantagé le régime, puisqu’il a permis aux institutions judiciaires et policières d’envahir la sphère publique, de réprimer les médias et d’éviscérer la "société civile" au niveau local, empêchant ainsi l’émergence d’un mouvement national d’opposition. Se creuse néanmoins le fossé entre l’État et la société, celui-ci ne voyant plus dans la population des citoyens à servir et à protéger, mais une menace exigeant un contrôle permanent. On a connu perspectives plus engageantes pour l’avenir.

À son arrivée, M. Al-Sissi a bénéficié d’une certaine popularité auprès des Égyptiens laïques qui redoutaient les Frères musulmans. Cela ne signifie pas qu’il dispose du soutien durable d’une base sociale populaire, susceptible de l’épauler lors de la crise qui ne manquera pas d’éclater. M. Moubarak disposait d’un Parti national démocratique (PND) hégémonique, qui lui a permis de se maintenir au pouvoir pendant près de trois décennies. Même le PND n’a cependant pas pu empêcher la révolution de janvier. M. Al-Sissi n’a pas créé d’infrastructure organisationnelle de ce type, se contentant de perpétuer la mentalité de bunker propre à l’État autoritaire.

Dans ces conditions, le régime estime pouvoir tirer profit de l’embrasement des conflits régionaux. Depuis le coup d’État de juillet 2013 contre M. Mohamed Morsi, l’Égypte a entraîné d’autres pays, comme l’Arabie saoudite et la Jordanie, dans une campagne visant à éliminer les Frères musulmans, à commencer par leur organisation égyptienne. Celle-ci n’avait pas subi de répression aussi violente depuis l’époque de Gamal Abdel Nasser (1956-1970). La plupart de ses dirigeants se sont enfuis ou croupissent en prison, des milliers de militants ont été tués par les forces de sécurité, et des dizaines de milliers se trouvent encore en détention dans l’attente de simulacres de procès. Le Qatar a tenté de soutenir les Frères musulmans, mais l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis voient en eux une menace. Ces pays ont versé à l’Égypte des milliards de dollars d’aide économique depuis le coup d’État pour alléger sa crise financière. L’Arabie saoudite, en particulier, a agi comme dans les années 1960, lorsqu’elle se voyait encerclée par les forces du nassérisme et du baasisme. Aux yeux de Riyad, les Frères musulmans représentent une menace transnationale qui pourrait s’emparer du Golfe.

Ces flux d’aide constants en provenance des États pétroliers du Golfe ne sont cependant pas la solution, ne serait-ce que parce qu’ils attisent les tensions dans la péninsule arabique. En Égypte, l’injection de liquidités étrangères — astronomiques— provoque une hausse de l’inflation. Une telle perfusion aggrave en outre la dépendance d’un régime rentier, que les financements extérieurs n’encouragent pas à prendre les mesures, coûteuses mais nécessaires, qui s’imposent pour développer l’économie.

Yémen

Alors que l’Égypte régresse vers l’autoritarisme, le Yémen, la Syrie et l’Irak subissent le traumatisme de la violence et de la guerre.

Au Yémen, Ansar Allah, le bras militaire du mouvement insurrectionnel houthiste, a écrasé toute résistance et, depuis septembre dernier, contrôle la capitale Sanaa. À ne pas confondre avec les membres d’Ansar Al-Charia, un groupe proche d’Al-Qaida : les rebelles houthistes sont des adeptes du zaydisme, une branche de l’islam chiite (1). Les militaires de l’ancien régime ont délibérément ouvert la voie aux offensives des milices et ne leur ont opposé aucune résistance. Les forces de l’opposition établie, comme le parti Al-Islah, ont vite été dépassées par les dirigeants houthistes. Dans le même temps, des forces centrifuges ont mis l’État en pièces dans d’autres régions du Yémen, comme les conflits séparatistes dans l’Hadramaout et dans le Sud.

Les houthistes ne sont apparus sur les radars occidentaux qu’il y a quelques années. L’idée sunnite prédominante considérait que la foi zaydite était si proche de la doctrine sunnite qu’ils la désignaient comme la cinquième école de la jurisprudence islamique. Mais les houthistes ont reçu un soutien et une légitimation constants de la part de l’Iran. Téhéran considère le Yémen comme une arène où rivaliser avec l’Arabie saoudite, qui voit traditionnellement ce pays comme une extension de son propre territoire.

En conséquence, une alliance transnationale de minorités religieuses s’est constituée, situation qui ressemble fort à ce qui s’est passé au Liban et en Syrie. Les alaouites de Syrie sont maintenant considérés comme appartenant au paysage chiite, ce qui justifie l’intervention du Hezbollah pour le compte du régime syrien. De la même manière, Ansar Allah, par son parrainage iranien, a obtenu un niveau de crédibilité chiite qui place pleinement le groupe du côté iranien dans ce conflit régional. Grâce à l’aide financière et aux ressources militaires qu’il a obtenues, le mouvement zaydite est également devenu un acteur d’État, à l’image du Hezbollah.

Syrie

Durant le "printemps arabe", la Syrie a été l’un des premiers pays à connaître des manifestations pacifiques. Ce moment où la démocratie était possible a laissé place à une guerre civile, à une économie de guerre et à un désastre humanitaire, qui vont en s’aggravant. Le régime de M. Bachar Al-Assad ne jouit plus que d’un semblant de souveraineté, contrôlant le territoire national en dehors de Damas à travers des checkpoints militaires, faute de pouvoir imposer une véritable présence légale et civile. Incapable de fournir les services sociaux et économiques qui cimentent la légitimité, l’État a perdu une grande partie des infrastructures dont il disposait. Face à lui, des organisations et des groupes étrangers d’opposition transformés en forces militaires d’occupation qui se caractérisent par leur très grande diversité, un fait que les médias occidentaux négligent souvent. L’Organisation de l’État islamique (OEI) n’est pas Al-Nosra (lire "Funeste rivalité entre Al-Qaida et l’Organisation de l’État islamique").

Ces acteurs ne sont pas unis. En Syrie, l’OEI est moins une organisation aspirant à devenir un "État" au sens propre qu’une confédération djihadiste tentant de se muer en empire. Comme les Ottomans, l’OEI administre son territoire en en confiant la gestion à des acteurs locaux. Sa capacité fonctionnelle s’avère limitée en tant qu’État centralisé. Les sinistres décapitations transmises par les médias ne témoignent pas d’un nouveau système de loi islamique (charia) qui serait le signe d’un nouvel ordre politique. Elles constituent plutôt des campagnes de relations publiques visant à multiplier les recrues.

C’est bien là que le bât blesse. Étant donné ce cadre quasi impérial, l’OEI ne dispose pas de la capacité de se comporter comme un véritable État, que ce soit en termes d’organisation des institutions ou de levée de l’impôt. Son modèle est celui du butin, que les combattants se disputent : un système qui réussit bien dans les campagnes mais s’avère inadapté à la gestion de villes entières.

Dans ce chaos, le régime de M. Al-Assad a adopté une stratégie simple : exister. Il n’a pas besoin de reconquérir les territoires perdus pour gagner cette guerre. Ayant perdu son crédit, il ne peut pas opter pour une stratégie de sortie en engageant les réformes politiques qui lui ont été réclamées antérieurement. Tant que le régime ne s’effondre pas, il peut cependant prétendre à une victoire perverse. Ce qui explique sa politique de la terre brûlée. Les forces du régime, qui ont désormais renoncé à préserver la vieille Syrie, détruisent les villes et les villages où les groupes d’opposition dominent, le principe étant que, si Damas ne peut s’en emparer, alors personne ne le fera.

Cet abattoir résulte en grande partie de l’action d’acteurs externes. Les interventions régionales en Syrie sont bien connues. Les États-Unis emmènent une coalition de pays occidentaux et arabes qui bombarde l’OEI, ce qui, paradoxalement, fait le jeu d’un régime autocratique que Washington a déclaré illégitime. Parmi ses partenaires, la Turquie, la Jordanie, l’Égypte et l’Arabie saoudite. Pour sa part, le régime de M. Al-Assad peut compter sur l’aide économique et militaire du Hezbollah et de l’Iran, ainsi que sur la complicité de la Russie.

Avant la montée en puissance de l’OEI et d’Al-Nosra, ces États arabes sunnites avaient inscrit la Syrie dans un "croissant chiite" s’étendant du Liban à l’Iran. Ils cherchaient à déloger M. Al-Assad, alimentant des clivages confessionnels au sein de leurs propres populations. Ils ont été forcés de changer de cap et de faire face au problème djihadiste. Seul l’Iran a maintenu sa position de soutien au régime syrien, ce qui révèle l’évolution de son impératif révolutionnaire. N’ayant pu propager la révolution dans les rues des pays arabes après 1979, les dirigeants iraniens ont fait leur entrée sur la scène régionale par le biais de la géopolitique, en profitant des tensions dans le cadre de cette nouvelle guerre froide.

Cette rhétorique confessionnelle doit toutefois faire l’objet de prudence. L’OEI ne résulte pas d’une division entre sunnites et chiites, comme on a pu l’imaginer, bien que ses combattants aient lancé une campagne contre ces derniers. Pour beaucoup, les jeunes qui ont été recrutés pour se battre en Syrie relèvent moins d’un endoctrinement religieux que de l’impact de politiques désastreuses, où inégalités sociales, apathie économique et impasses politiques se conjuguent pour priver les citoyens de leur dignité.

Presque tous les pays arabes ont fourni des volontaires à l’OEI, à commencer par la Tunisie, l’Arabie saoudite, la Jordanie et l’Égypte. L’ironie veut que certains de ces pays préconisent d’éliminer l’organisation. Cette observation bouleverse les idées classiques sur le terrorisme et l’extrémisme : on pense depuis longtemps qu’on peut faire échec aux terroristes radicaux en tarissant leur force combattante, leurs financements et leurs sanctuaires. L’OEI prouve que cela est faux et qu’un extrémisme violent peut surgir de presque rien. Quelques années après que l’Occident a cru avoir eu raison d’Al-Qaida, il est confronté à un nouvel avatar, territorialisé, du phénomène. Combattu sur "son" territoire, il réagit en se déployant ailleurs. Il vient de montrer en Europe sa capacité à exploiter les fractures du Vieux Continent (2).

Irak

L’OEI est également active en Irak, mais sa présence occulte des problèmes plus fondamentaux de dislocation sociale et d’inégalités politiques. L’OEI s’inscrit dans un schéma plus vaste de résistance et de soulèvement sunnites contre les abus d’un gouvernement dominé par les chiites, mis en place par les États-Unis après 2003. Pour de nombreux Irakiens sunnites, la violence potentielle de l’OEI ne représente pas une menace plus grande que les brutalités commises par les milices chiites qui soutiennent diverses personnalités politiques, comme l’ancien premier ministre Nouri Al-Maliki. Nombre de ces sunnites se sont sentis trahis après l’apparition des Sahwa, une milice sunnite appuyant le gouvernement, et le déploiement en 2007 de troupes américaines supplémentaires sous le commandement du général David Petraeus, qui contribua à stabiliser le pays.

Pourtant, il faut là encore considérer la dimension confessionnelle avec circonspection. Les connexions iraniennes avec le gouvernement irakien d’après-guerre ont amplifié et encouragé une discrimination sectaire contre laquelle les États-Unis n’ont pas souhaité lutter, et qui a maintenant atteint un seuil rarement vu auparavant dans l’histoire de l’Irak moderne. Exploitée et exacerbée par le climat régional, la division confessionnelle y conjugue une véritable fracture sociale à des ingérences géopolitiques, ce qui en rend l’issue encore plus incertaine.

On constate aussi en Syrie et en Irak une autre évolution majeure de la réalité sociale. Avant le "printemps arabe", les citoyens étaient des sujets censés devoir allégeance à l’État. L’autorité confiscatoire de l’État s’étant effritée, chacun recherche la sécurité en se tournant d’abord vers les acteurs locaux, le quartier et les milices.

Perspectives régionales

Les divisions régionales résultent de l’action de plusieurs acteurs, mais un fil commun apparaît désormais clairement. Les inquiétudes de la coalition arabe sunnite ne concernent pas seulement ses opposants régionaux, comme l’Iran, ou des menaces idéologiques, comme celle des Frères musulmans. Une troisième menace émerge, intérieure celle-ci : leur propre société. Hélas, ces pays traitent les voix dissidentes avec suspicion. Cependant, en refusant de saisir l’occasion offerte par le "printemps arabe" de se tourner vers l’intérieur et de répondre efficacement à la demande massive de liberté et de dignité de leurs populations, ces systèmes politiques se fourvoient. Ils optent pour une voie grosse de risques politiques à moyen et à long terme. Comme par réflexe, ils projettent leurs problèmes au niveau régional sans s’attaquer à leurs déficiences internes.

La récente baisse des prix du pétrole a démontré que cette nouvelle guerre froide régionale peut connaître d’importants revirements de fortune. Jusqu’à maintenant, l’Iran avait le dessus dans le conflit confessionnel avec l’Arabie saoudite ; sa politique régionale, plus cohérente, le conduisait à intervenir directement dans ses guerres par procuration sans recourir à des intermédiaires. La stratégie saoudienne s’avère plus fragmentée, car la politique étrangère se trouve aux mains de multiples acteurs, des services de sécurité aux princes décisionnaires en passant par le ministère des affaires étrangères, chacun de ces centres de pouvoir ayant ses propres intermédiaires à l’étranger.

Qui plus est, contrairement à l’Arabie saoudite, l’Iran présente un modèle de souveraineté populaire qui, bien qu’il ne soit que partiellement libre, permet la tenue d’élections régulières et l’existence d’un pluralisme contrôlé, même si le pouvoir demeure en dernier ressort entre les mains du Guide suprême. Enfin, l’Iran a provoqué le trouble d’une grande partie du Golfe en poussant les intérêts américains à s’engager dans un accord nucléaire, ce qui annonce une percée diplomatique majeure. La chute des prix du pétrole rebat les cartes. L’Arabie saoudite, qui la provoque, s’en sort mieux en raison de ses réserves financières plus importantes. Cependant, Riyad risque d’entraîner une confrontation avec l’Iran et de perdre les moyens de soutenir ses protégés régionaux. Pour les deux pays, la bataille ultime se joue désormais en Syrie.

La nouvelle guerre froide régionale a ainsi considérablement transformé le paysage géopolitique du Proche-Orient. Pour la première fois dans l’histoire moderne de la région, Le Caire, Damas et Bagdad ne sont pas les puissances régionales hégémoniques. Ces pays subissent les répliques du "printemps arabe" et sont le terrain d’une contestation qui implique des acteurs extérieurs. La leçon est claire : nul, aussi puissant soit-il, n’échappe à l’histoire.

Par contraste, la Tunisie est un exemple constructif pour la région en termes de promesses démocratiques. Les compromis innovateurs entre forces islamiques et laïques auxquels est parvenu cet État en transition, de même que la régularité des élections démocratiques et le règne du droit, démontrent qu’il est possible de se libérer de l’héritage autoritaire. Si la démocratie tunisienne en venait à retourner dans l’ombre, c’est à la fois un symbole d’espoir pour les démocrates et une épine insidieuse dans le pied des régimes autoritaires qui disparaîtraient.

Au vu de ces événements, les États-Unis ne peuvent plus être la puissance hégémonique incontestée de la région. Leur apparent désengagement des affaires régionales reflète un tournant important dans leur stratégie globale. Ils ont tiré les leçons de leur échec en Afghanistan et en Irak. En outre, l’Asie revêt désormais plus d’importance stratégique que le Proche-Orient. La domination mondiale ne s’accompagne plus de l’occupation d’espaces territoriaux et de lieux physiques, mais du contrôle des marchés financiers et des routes commerciales maritimes. Washington cherchera encore à contrôler le flux du pétrole régional, mais en régulant le robinet plutôt que le puits. En somme, on n’assiste pas à un désengagement des États-Unis mais à la reformulation de la politique américaine.

Un héritage de l’histoire aura cependant fait preuve de sa résilience. Les frontières géographiques définies par l’accord Sykes-Picot ont fait preuve d’une pérennité inattendue, exception faite du Kurdistan. Les acteurs de la région ne se battent pas pour redessiner la carte, mais pour contrôler les frontières existantes. Les gouvernements et les peuples partagent encore aujourd’hui implicitement l’idée sacro-sainte que ces frontières représentent la dernière amarre de stabilité au Proche-Orient. Elles constituent une réalité sociale, pour le meilleur et pour le pire. Après tout, chaque réfugié victime des crises récentes est censé regagner son pays. Et, quels que soient les vainqueurs des conflits civils en Libye, en Syrie, en Irak et au Yémen, on n’attend pas de ces États qu’ils changent de forme. L’idée qui prévaut largement est que, si les frontières géographiques existantes disparaissent, l’instabilité actuelle se transformera en une spirale de chaos.



(1) Lire Laurent Bonnefoy, « Retour des chiites sur la scène yéménite », Le Monde diplomatique, novembre 2014.

(2) Comme l’a souligné le politiste Gilles Kepel, l’un des penseurs de la mouvance djihadiste, Abou Moussab Al-Souri, a théorisé dans son Appel à la résistance islamique mondiale la nécessité d’un tel déplacement stratégique.

"Printemps arabe", autant en emporte le vent?

Dans l’engrenage de la terreur

Décembre 2015

Depuis la vague de révoltes qui a débuté en Tunisie en janvier 2011, le "printemps arabe" semble pris dans un étau, entre retour des États autoritaires et menace djihadiste. Mais l’exigence de dignité et l’aspiration à la liberté n’ont pas disparu.

Le monde arabe fait face à des défis qui paraissent insurmontables, et qu’il va pourtant devoir surmonter s’il veut concevoir un avenir plus paisible, démocratique et stable. Ces défis résident principalement dans la régression contre-révolutionnaire impulsée par les États autoritaires, dans la nature indécise du processus révolutionnaire et dans les enjeux géopolitiques et confessionnels soulevés par le fléau de l’Organisation de l’État islamique (OEI).

Nombre de régimes arabes répondent à la définition de ce que Jean-Pierre Filiu appelle les "Mamelouks modernes (1)". A l’origine, les Mamelouks étaient des soldats esclaves que la dynastie abbasside (750-1258) recrutait dans les territoires situés hors du monde musulman. Aux yeux de leurs maîtres, du fait de leur non-arabité, les conflits de loyauté qui semaient la discorde parmi tant de familles, de tribus et de communautés n’auraient nulle prise sur eux.Au fil des ans, les Mamelouks acquirent une telle influence politique et militaire qu’ils finirent, au XIIIe siècle, par supplanter leurs maîtres et par prendre le pouvoir de l’Égypte au Golfe. Ils s’imposèrent d’autant plus facilement qu’ils n’étaient pas liés aux sociétés qu’ils dirigeaient et n’avaient donc ni clans ni protecteurs à ménager. Cela les rendait largement invulnérables, sauf aux invasions étrangères. Cet héritage des Mamelouks, autocratique et patrimonial, fonde les républiques militaires arabes d’aujourd’hui, en Syrie comme en Égypte.

Ces régimes se considèrent à la fois comme dépositaires de la puissance d’État et comme étrangers à leurs propres sociétés, qui ont vocation depuis toujours à être gouvernées d’une main de fer. Dans certains pays, cet état d’esprit remonte à la période coloniale. En Égypte, l’héritage mamelouk a resurgi dès les débuts du XIXe siècle, à la faveur du concept d’État civil (dawla madaniyya) mis en avant par les réformes de Méhémet Ali, gouverneur de 1805 à 1849.

Face au "printemps arabe", le réflexe mamelouk consistait à défendre par tous les moyens ces prérogatives régaliennes. Les détenteurs du pouvoir entendaient s’assurer que l’appareil d’État ne tombe pas entre les mains de forces sociales jugées d’un rang inférieur. En Égypte, après que la révolution de 2011 eut entraîné la chute de M. Hosni Moubarak, le coup d’État de juillet 2013 ourdi par le général Abdel Fatah Al-Sissi contre le gouvernement élu des Frères musulmans a révélé la prodigieuse détermination des militaires à ne céder aucune miette de leurs privilèges. En Syrie, la brutalité avec laquelle le régime de M. Bachar Al-Assad a réprimé les protestations pacifiques confirmait là encore l’incapacité du pouvoir à tolérer la moindre remise en question.

Les tensions géopolitiques sont venues conforter la stratégie contre-révolutionnaire des régimes en place. La menace croissante d’un expansionnisme chiite incarné par la puissance iranienne leur a permis de diaboliser toute opposition interne et de mener une répression accrue au nom de la sécurité nationale.

Autre exemple de cette conjonction funeste : Bahreïn. Pour les dirigeants de cette petite monarchie sunnite, l’opposition surgie lors du "printemps arabe" n’était qu’une marionnette de l’Iran, qui manipulait la population chiite, majoritaire dans l’archipel. L’aspiration à des réformes démocratiques n’a pourtant jamais cessé d’ébranler Bahreïn depuis son indépendance en 1971. Situation inverse en Syrie, où M. Al-Assad, appuyé par Téhéran, accuse l’opposition de faire le jeu d’une conspiration sunnite fomentée par les États-Unis afin de dominer le Proche-Orient. La crainte de voir la région entière submergée par les masses sunnites explique pourquoi la coalition pro-Assad fédère une aussi large mosaïque de minorités, des alaouites syriens aux chiites libanais du Hezbollah en passant par les houthistes du Yémen.

Depuis l’épisode du "printemps arabe", le conflit entre sunnites et chiites a redoublé de vigueur. Parmi les facteurs qui ont précipité cet embrasement figurent la chute des cours du pétrole et la conclusion de l’accord international sur le nucléaire iranien, mais aussi la perception de toute forme de pluralisme politique comme une menace pour la sécurité nationale. En Égypte, par exemple, la restauration du régime militaire a entraîné une répression brutale des Frères musulmans, accusés de terrorisme alors qu’ils avaient renoncé à la lutte armée et à la violence. Jamais depuis les années 1950 les islamistes et l’opposition dans son ensemble n’avaient subi des persécutions aussi implacables. La stratégie antiterroriste du pouvoir opère sur le mode de la prophétie autoréalisatrice : la répression militaro-policière suscite des réactions violentes qui justifient en retour un ordre plus impitoyable encore.

Ces Mamelouks modernes exploitent la peur du djihadisme afin que le bloc occidental ferme les yeux sur leurs violences et revienne à sa politique de soutien inconditionnel à des régimes autoritaires. Ce qui ne les empêche pas de jouer un double jeu : attaquer l’extrémisme religieux à l’intérieur et mettre en œuvre des politiques qui le renforcent à l’extérieur.

C’est ainsi qu’en Libye, les forces du général Khalifa Haftar, soutenues par l’Europe et les États-Unis, ont délibérément laissé l’OEI prendre le contrôle de la région de Syrte, préférant consacrer tous leurs efforts à combattre le gouvernement rival de Tripoli. En Syrie, M. Al-Assad a réagi au "printemps arabe" en libérant de prison nombre d’islamistes et en y enfermant les militants des autres groupes d’opposition. Au Yémen, le gouvernement a qualifié les houthistes de mouvement terroriste à la solde de l’Iran, tout en engageant des négociations avec Al-Qaida. Quant aux monarchies du Golfe, si elles n’ont pas manqué de désigner l’OEI comme leur pire ennemi, elles n’ont rien fait — ou si peu — pour empêcher les organisations religieuses actives sur leur territoire de financer des mouvements islamistes armés hors de leurs frontières.

Pareille ambivalence indique que la plupart des États arabes, contrairement à ce qu’ils assurent, ne sont nullement pressés de voir disparaître la menace djihadiste, qui leur fournit un prétexte en or pour bloquer toute réforme démocratique.

Gagnante à court terme, une telle stratégie risque néanmoins de se heurter tôt ou tard à la nature imprévisible du processus révolutionnaire. Les observateurs occidentaux ont presque tous proclamé la mort du "printemps arabe". À leurs yeux, c’est une affaire entendue : seule la fragile démocratie tunisienne émerge encore du champ de ruines. Un diagnostic partagé par les gouvernements arabes, enclins à tourner la page de ce qui reste pour eux un souvenir détestable. Le retour de bâton qui a sanctionné les demandes démocratiques dans tant de pays paraît bien sûr leur donner raison. Mais l’histoire enseigne que les révolutions, à la manière des vagues, déferlent de manière cyclique : l’exigence de dignité et de liberté resurgira inévitablement, que les gouvernements y soient préparés ou non.

Aujourd’hui, l’absence de soulèvements dans la rue ne signifie pas la disparition du processus révolutionnaire. Les problèmes qui avaient causé la première vague, en 2010, ne se sont pas volatilisés, bien au contraire. Le taux de chômage dans la plupart des pays arabes est toujours aussi élevé qu’il y a cinq ans, l’économie toujours aussi atone, l’administration aussi inefficace et le secteur privé balbutiant. Dans les sociétés retentit toujours la voix d’une jeunesse nombreuse et bouillonnante à laquelle les gouvernements échouent à offrir des perspectives. Les systèmes éducatifs persistent à privilégier la sélection par l’argent plutôt que par le mérite et à former des héritiers qui n’auront pas les compétences nécessaires pour affronter la concurrence sur les marchés mondiaux.

Plus grave : les dirigeants continuent de priver les citoyens de leur droit à la parole. La collusion entre classe politique et milieux d’affaires reste elle aussi intacte, et permet à une petite élite cramponnée à ses privilèges de contrôler non seulement les institutions de l’État, mais aussi les ressources du pays. On ne saurait s’étonner que le mythe du développement inspire de moins en moins confiance aux populations, inondées de communiqués flatteurs sur la croissance du produit intérieur brut (PIB), dont elles peuvent constater qu’elle n’apporte ni emplois aux chômeurs ni avenir aux jeunes. Creusement des inégalités, manque d’infrastructures, déficiences du système éducatif, corruption endémique : aucun de ces maux n’a trouvé de réponse depuis 2010.

Engager des réformes maintenant ou attendre qu’explosent de nouvelles révoltes

Si les problèmes structurels demeurent ou s’aggravent, le tissu social et culturel des sociétés arabes s’est en revanche sensiblement modifié. Le citoyen ordinaire a cessé de vivre dans la peur viscérale du pouvoir ; son obéissance ne peut plus être arrachée aussi facilement, par la coercition ou l’endoctrinement idéologique. Non que la peur ait disparu ; mais elle a changé d’objet. A présent, on s’inquiète surtout de la propagation de l’OEI et du djihadisme, ainsi que de l’effondrement des États en Syrie et au Yémen. Cette peur nouvelle, omniprésente, explique pourquoi tant de citoyens ne croient plus à la possibilité d’une réforme démocratique. Elle exacerbe le désenchantement suscité par l’échec des mouvements révolutionnaires en Égypte et en Libye — sans parler du Maroc et de la Jordanie, où les espoirs de changement ont buté contre les portes du palais royal. Rien d’étonnant à ce que la combinaison des peurs et des déceptions crée une atmosphère d’apathie sociale. Bien souvent, le soutien au régime traduit seulement une acceptation résignée due à une absence de solutions de rechange.

Mais la peur, la désillusion et l’apathie sont des états d’esprit éphémères, que les dirigeants ne peuvent entretenir éternellement. Leur refus de proposer des réformes crédibles a mis le feu aux poudres il y a cinq ans ; il est vraisemblable que les mêmes causes finissent un jour prochain par produire les mêmes effets. À eux de choisir : engager des réformes maintenant ou attendre qu’explosent de nouvelles révoltes.

Plusieurs indices suggèrent que ce dilemme pourrait assez vite devenir pressant. Le Liban, par exemple, connaît depuis l’été dernier des manifestations massives, dirigées contre l’incapacité du gouvernement à assurer le ramassage des poubelles. L’exaspération devant les montagnes d’ordures entassées dans les rues mobilise bien au-delà des clivages religieux ou ethniques, car elle donne l’occasion aux Libanais, et notamment aux plus jeunes, d’exprimer une frustration plus large et plus profonde. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer l’incurie du gouvernement, mais aussi de renverser un système confessionnel obsolète, même s’il a longtemps assuré au pays un semblant de stabilité politique. Les manifestants réclament l’instauration d’un système plus démocratique, qui mette tous les Libanais sur un pied d’égalité au lieu de concentrer le pouvoir aux mains d’élites vieillissantes cooptées sur la base de critères périmés.

Quelques mois plus tôt, l’Algérie était le théâtre d’un mouvement social sans précédent. L’annonce d’un projet d’exploitation de gaz de schiste dans le Sahara a poussé des milliers d’habitants de cette région pauvre et désertique à entrer en résistance à la fois contre les ravages potentiels de la fracturation hydraulique et contre un modèle de développement fondé sur la captation des richesses naturelles. Cette lutte prend une signification particulière si l’on se souvient que c’est en Algérie que le "printemps arabe" puise ses origines les plus anciennes. Les immenses manifestations de 1988 pour le changement et la démocratie, le succès électoral du Front islamique de salut (FIS), le coup de force des militaires et la sanglante guerre civile qui s’est ensuivie : dans cette tragédie se manifestait déjà un conflit entre État et société. Si sporadiques et isolées soient-elles, les luttes qui jaillissent ici et là indiquent que l’esprit de 2010 ne s’est pas éteint.

La principale leçon à tirer du "printemps arabe", cependant, c’est qu’une transformation politique et sociale requiert davantage que des mobilisations ponctuelles. Même après avoir réussi à faire chuter le tyran honni, les forces d’opposition doivent se doter de capacités organisationnelles, de compétences politiques et d’une vision institutionnelle solides, cohérentes et durables. C’est ce qui a si cruellement manqué à l’opposition égyptienne après sa brève victoire de 2011. Son impuissance à empêcher le retour des militaires est restée dans la mémoire de beaucoup comme le début de la fin du "printemps arabe". Il est vrai que, dans presque tous les pays concernés, les chefs de l’opposition ont commis les mêmes funestes erreurs. Peut-être en ont-ils tiré les leçons et seront-ils mieux préparés quand le printemps reviendra?

Pareil scénario suppose toutefois de lever préalablement un obstacle autrement plus redoutable : l’OEI. La fulgurante ascension de Daech (selon son acronyme arabe) s’explique à la fois par la faiblesse des États qu’elle a entrepris de renverser et par le jeu destructeur des rivalités géopolitiques et des interventions étrangères.

L’ironie du sort veut que l’OEI se soit épanouie en Irak et en Syrie, deux pays longtemps considérés comme des modèles de stabilité et d’imperméabilité au changement, en raison notamment du contrôle total que l’appareil d’État y exerçait sur la société. Si la férocité de l’OEI marque une nouvelle phase de mutation de l’idéologie djihadiste, le matériau humain nécessaire à sa croissance se trouvait déjà sur place.

En Syrie, son expansion n’exigeait pas seulement des recrues étrangères, mais aussi un soutien local conséquent. Celui-ci ne lui a pas fait défaut, notamment parce que l’État syrien, peu soucieux de répondre aux besoins de sa population, avait laissé se développer des poches de dénuement et de marginalité aisément exploitables par une secte bien équipée.

En Irak, l’OEI a trouvé un accueil favorable au sein des communautés sunnites discriminées par le gouvernement de M. Nouri Al-Maliki après la destruction de l’appareil d’État qui a suivi l’invasion américaine (2). Celui-ci s’appuyait sur des milices chiites redoutées pour leurs exactions et qui ont allègrement pillé les restes du matériel de guerre de l’ancienne armée irakienne. Le Hezbollah libanais leur servait de modèle en termes d’organisation, de notoriété et de puissance militaire. En ce sens, l’OEI ne représentait pas seulement une force d’importation, mais aussi une réaction locale aux persécutions du gouvernement central.

Elle est aussi une coalition de forces dans laquelle la frange messianique cohabite avec diverses composantes tribales, des communautés locales discriminées et d’anciens officiers ou cadres du régime de Saddam Hussein. Elle se distingue d’Al-Qaida sur plusieurs points essentiels (3). Al-Qaida conçoit le djihad comme une opération exclusivement militaire. Ce n’est pas son affaire de gouverner un territoire ou de bâtir des institutions, puisqu’il se définit comme un réseau de combattants nomades dont les objectifs de guerre ne pourront être atteints que longtemps après leur vie terrestre. Pour l’OEI, en revanche, le combat doit porter ses fruits dans l’immédiat. La violence n’est pas un moyen en vue d’une fin, mais un objectif en soi, dans lequel s’accomplit sa vision du monde. La création d’une entité territoriale relève du même impératif religieux : le djihad impose de conquérir des terres, d’instaurer une gouvernance, d’exploiter toutes les ressources de la géographie et de la temporalité.

Contrairement à Al-Qaida, qui sélectionne minutieusement ses recrues et leur impose des exigences draconiennes, l’OEI embauche à guichets ouverts, la seule qualité requise étant la motivation. Alors qu’Al-Qaida se compose exclusivement de guerriers, elle ambitionne de se constituer en population. Il lui faut donc des femmes, des familles, des enfants. Quant aux recrues étrangères, leur rôle consiste moins à porter des armes qu’à véhiculer l’image idéalisée de la communauté des croyants (l’oumma) dans ses messages de propagande à destination du monde extérieur.

Il va sans dire qu’une telle conception de l’État représente une provocation, sinon une hérésie, pour l’immense majorité des sunnites eux-mêmes, raison pour laquelle l’OEI a mobilisé contre elle une coalition aussi large de pays arabes. Mais on ne saurait comprendre le phénomène Daech hors du contexte des ingérences étrangères. La menace djihadiste sert en effet d’alibi à des puissances comme la Russie et la Turquie pour asseoir leurs ambitions dans le monde arabe. Les bombardements russes en Syrie sont certes liés à l’OEI, mais trahissent surtout le désir de Moscou d’étendre sa zone d’influence au Proche-Orient dans le but de restaurer la puissance impériale perdue dans l’effondrement de l’Union soviétique (4). En soutenant le régime de M. Al-Assad, elle se procure une monnaie d’échange pour l’Ukraine ou pour tout autre territoire que le camp occidental pourrait lui disputer.

Les attentats de Paris montrent la capacité de projection de l’organisation de l’État islamique.

Localement, l’objectif stratégique est simple : figer le statu quo en assurant au président syrien un État sanctuaire calqué précisément sur sa base alaouite. Il n’est pas exclu qu’à terme cette stratégie s’essouffle, faute de retour sur investissements militaires. En attendant, elle remet au goût du jour cette approche désuète qui consiste à appréhender le Proche-Orient à travers le prisme des identités ethniques et confessionnelles plutôt qu’en termes d’États juridiquement définis.

Pour cette même raison, l’alliance russo-syrienne risque à un moment ou l’autre de déborder sur l’Irak. Bagdad a progressivement renoncé au projet d’un retour à l’unité nationale multiconfessionnelle de jadis. L’État irakien se conçoit désormais comme exclusivement chiite. Aussi n’a-t-il guère intérêt à une restitution des territoires conquis par l’OEI, car cela l’obligerait à réintégrer les communautés sunnites qu’il exècre. Il préférerait certainement bénéficier du parapluie militaire russe, qui pourrait même se substituer à terme au bouclier américain.

Les risques de représailles terroristes inquiètent modérément M. Vladimir Poutine. Alors que l’explosion d’une bombe dans le métro d’une capitale européenne fragiliserait le gouvernement concerné, en Russie elle ne ferait que servir la stratégie du chef de l’État : alimenter la peur du terrorisme pour justifier une politique de fer, à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières.

Pour autant, il n’est pas dans l’intérêt de la Russie d’éliminer l’OEI, qui s’emploie si utilement à affaiblir les intérêts européens et à contenir l’opposition pro-occidentale en Syrie. En réalité, l’OEI rend service à tout le monde : le régime syrien l’utilise pour faire oublier ses propres atrocités, l’Arabie saoudite pour intensifier le combat idéologique contre les chiites, l’Iran pour diviser le camp sunnite, la Turquie pour régler son compte au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).

Dans le cas de la Turquie, la stratégie d’instrumentalisation de l’OEI est essentiellement à usage interne. Elle consiste à faire régner un climat permanent de tension, de peur et de division afin que le président Recep Tayyip Erdogan et son gouvernement apparaissent comme les ultimes remparts face au chaos. La coalition anti-OEI à laquelle Ankara participe formellement lui offre une couverture pour attaquer non seulement les Kurdes au sein de sa propre population, mais aussi ceux de Syrie et d’Irak. Que pareille escalade puisse aggraver l’instabilité générale et créer un nouvel axe de conflit ne semble pas inquiéter M. Erdogan, surtout soucieux de retirer des gains électoraux de cette politique du pire.

Les attentats de Paris marquent un changement de stratégie de l’OEI. Ces violences s’inscrivent dans la suite des attentats contre le Hezbollah, qui soutient le régime de M. Al-Assad, à Beyrouth et contre un avion de ligne russe dans le Sinaï en Égypte. Elles démontrent une certaine capacité de projection de l’organisation en dehors de la Syrie et de l’Irak pour frapper les acteurs les plus visibles de la coalition liguée contre elle. Dans le même temps, elles attestent du fait que l’organisation ressent les rudes coups qui lui sont portés dans ses bastions : ces contre-attaques menées à l’étranger traduisent la perte de son élan offensif sur le front intérieur. Le risque terroriste s’accroît. En bref, cette violence apparemment irrationnelle n’est pas sans cohérence et diffère de la logique apocalyptique d’Al-Qaida.

L’Occident peut intensifier sa campagne militaire aérienne ; il ne réussira pas à éradiquer ainsi l’OEI. L’expérience a montré l’efficacité des acteurs non étatiques pour mener une reconquête sur le terrain. L’attaque victorieuse des Kurdes sur Sinjar en témoigne, tout comme l’intervention des tribus bédouines chammares dans le conflit contre l’OEI. Cependant, une véritable contre-offensive requiert une stratégie de rassemblement de toutes les forces présentes sur le terrain qui minimise les intérêts divergents et les rivalités géopolitiques.

Effet de domino contre-révolutionnaire impulsé par des États autoritaires, possibilité de résurgences du "printemps arabe ", enchevêtrement d’intérêts autour de l’hydre djihadiste : écartelé entre ces trois perspectives, l’avenir du monde arabe paraît fort incertain.



(1) Jean-Pierre Filiu, « Mamelouks modernes, mafias sécuritaires et djihadistes », Orient XXI, 9 septembre 2015, http://orientxxi.info

(2) Lire Peter Harling, « Ce qu’annonce l’éclatement irakien », Le Monde diplomatique, juillet 2014.

Le Maghreb entre autoritarisme et espérance démocratique

À l’écart des grands conflits du monde arabe

Novembre 2016

Alors que les turbulences politiques et la guerre balaient le Proche-Orient, Algérie, Maroc et Tunisie peuvent apparaître comme un pôle de stabilité dans le monde arabe. Une situation qui tient à la nature homogène des pouvoirs et des populations. Mais, exception faite de la Tunisie, l’ouverture démocratique n’a pas duré : les régimes en place continuent de s’arc-bouter sur leurs privilèges.

En janvier 2011, la chute de la dictature tunisienne a ouvert le cycle des soulèvements populaires qui allaient balayer le monde arabe. Mais le précurseur historique de ce mouvement est lui aussi localisé au Maghreb : l’Algérie, où les immenses émeutes d’octobre 1988 avaient fait surgir la promesse d’une ouverture démocratique avant de déboucher sur une sanglante guerre civile.

Pour des observateurs extérieurs, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie paraissent fort différents en termes de régime, d’économie et de politique étrangère. Ce qui rapproche les trois pays tient au fait que le Maghreb représente une entité bien distincte au sein du monde arabo-musulman, sur les plans à la fois culturel, social et géopolitique. Par la notion de culture, il ne s’agit pas de désigner un éventail rigide de valeurs et de comportements. Des similitudes superficielles existent bel et bien, que ce soit à travers les variantes locales de la langue arabe ou la gastronomie — on dit souvent que le Maghreb s’arrête et que le Proche-Orient commence là où les gens préfèrent le riz à la semoule. Mais la culture renvoie plutôt à un répertoire commun de mémoires et de pratiques qui génère une mentalité de même nature face aux institutions. Par exemple, les pays du Maghreb ont tous bâti leur indépendance sur un appareil d’État fortement centralisé, héritage à la fois du colonialisme français et de la géographie. Dès leurs origines, ils ont partagé le principe d’une gouvernance nationale et l’idée qu’une bureaucratie civile permettrait de réguler la vie sociale et économique.

Le Maghreb ne se définit pas seulement par la cohérence de ses États, mais aussi par la cohésion de ses nations, sujettes à des clivages ethniques et religieux moins prononcés que d’autres pays arabes. Nulle division entre sunnites et chiites, comme celle qui fait rage en Irak ou à Bahreïn. Pas de système confessionnel source de fractures politiques et de blocages institutionnels, contrairement à ce qui se passe au Liban. Certes, le statut de l’identité berbère au Maroc et en Algérie fait toujours l’objet de négociations opiniâtres, et la guerre civile en Algérie (1992-1999) a montré que la violence pouvait jaillir partout et à tout moment. Reste que ces pays sont largement épargnés par les combats fratricides autour des questions d’unité nationale, d’identité ethnique ou d’appartenance religieuse.

Similitudes entre Algérie et Maroc

Les États du Maghreb forment par ailleurs un espace géopolitique unique au monde. Quand d’autres pays arabes regardent vers Washington et Londres, eux restent encore largement influencés par Paris. Une partie importante de leur population vit en Europe de l’Ouest, nourrissant un flux intense d’idées, de personnes et de biens qui traverse la Méditerranée dans les deux sens. Ils se tiennent en outre relativement à l’écart des grands conflits qui secouent le monde arabe. La solidarité envers les Palestiniens y fait consensus, mais la crise israélo-palestinienne les affecte peu. Ils n’ont pas davantage été aspirés par le maelström idéologique et sectaire où se condense la confrontation entre les pays du Golfe et l’Iran, et où se forgent les guerres par procuration qui ensanglantent la Syrie et le Yémen.

Certes, ils ne sont pas immunisés contre les manœuvres stratégiques des puissances régionales, l’Iran et l’Arabie saoudite. Le Maroc s’est joint à la coalition arabo-occidentale contre les rebelles houthistes — proches de l’Iran — au Yémen, tandis que l’Algérie se rangeait aux côtés de la Russie et de la Chine dans leur critique de l’intervention des États-Unis et de l’Europe en Libye. Mais de tels engagements ne requièrent pas d’Alger ou de Rabat de gros moyens économiques ou militaires et n’entament pas leur autonomie politique.

Les pays du Maghreb présentent un autre point commun. Ici comme ailleurs dans le monde arabe, le pouvoir politique appartient à des autocraties qui, tout en conservant une certaine capacité d’adaptation stratégique, se sont bunkérisées au fil des décennies. Les dirigeants s’y montrent plus soucieux de leur propre survie que de la prospérité collective et usent de la coercition pour contenir toute exigence de pluralisme. Cependant, à la différence de leurs voisins du Proche-Orient, ces pays sont peuplés de longue date de citoyens déterminés à se faire entendre, à travers le tissu associatif mais aussi dans l’arène politique. Ce n’est pas un hasard si le "printemps arabe" a surgi ici à deux reprises — non seulement parce que les gouvernements ont échoué à satisfaire les demandes populaires, mais aussi parce que les sociétés avaient la volonté et l’énergie de contester le statu quo.

Chacun des trois États fait face à des obstacles particuliers. En tâchant de comparer Maroc, Algérie et Tunisie, on comprend mieux pourquoi le Maghreb dispose d’un potentiel de démocratisation aussi prometteur, mais également pourquoi la mise en place des réformes politiques et économiques vitales pour ces pays devient chaque jour un peu plus coûteuse. Le problème essentiel du Maghreb, son principal espoir aussi, tient au rôle joué par l’opinion publique dans la vie politique. Il règne, de ce point de vue, une grande disparité entre l’ouverture démocratique que la Tunisie a conquise et les systèmes plus verrouillés du Maroc et de l’Algérie.

Presque six ans après le "printemps arabe", les régimes autoritaires en place dans ces deux pays tendent à se ressembler de plus en plus. Chacun, bien sûr, a entamé l’histoire de son indépendance de manière bien particulière.

Le Maroc est une monarchie dirigée par une dynastie alaouite qui revendique le pouvoir suprême depuis quatre siècles. D’invention beaucoup plus récente, le régime algérien est une autocratie militariste incarnée par un civil. Ces deux formes de gouvernement puisent leur légitimité dans des fondations distinctes. Au Maroc, l’autorité absolutiste du roi s’appuie sur sa position religieuse de "commandeur des croyants" et d'"ombre de Dieu sur Terre", alors qu’en Algérie l’armée tire sa suprématie de la lutte pour l’indépendance. Elle se présente comme l’héritière directe des combattants qui ont libéré la nation du joug colonial français, en vertu de quoi elle se considère comme la protectrice indiscutable de l’État, ainsi qu’elle l’a brutalement montré dans les années 1990, lorsqu’elle a traité la mobilisation islamiste comme un péril à éradiquer par tous les moyens.

Aujourd’hui, cependant, ces deux systèmes convergent sur de nombreux points. En Algérie, le petit cercle des dirigeants militaires et civils, réputé pour son opacité et son clientélisme, voit son hégémonie menacée par de nouveaux acteurs économiques qui émergent dans la sphère politique. Le pouvoir algérien est en train de se calquer sur le makhzen marocain, ce réseau élitaire complexe qui entoure le palais royal. Une évolution liée à la stratégie du président Abdelaziz Bouteflika, qui consiste à laisser la base du régime s’entrouvrir davantage à chaque crise et à incorporer de nouveaux effectifs susceptibles de le soutenir. La dissolution, en 2015, du département du renseignement et de la sécurité (DRS, ex-sécurité militaire), le tout-puissant appareil de renseignement, a levé un obstacle de taille sur cette voie.

Parallèlement, l’essor de l’économie de marché a créé une nouvelle classe de patrons citadins connectés au pouvoir militaire. Contrairement à leurs aînés, ces loyalistes-là ne sont pas jugés à l’aune de leur adhésion à la mémoire des idéaux révolutionnaires, mais en fonction de leur utilité matérielle immédiate. L’oligarchie s’élargit, faisant du chef de l’État le primus inter pares — le premier parmi les pairs. Une de ses fonctions, à l’instar du palais marocain, consiste à distribuer les récompenses et à arbitrer entre des intérêts rivaux.

Inversement, le Maroc se rapproche de son voisin algérien en termes d’opacité décisionnelle. La politique nationale y émanait traditionnellement d’un noyau concentré mais prévisible, composé par le monarque et son ministre de l’intérieur, qui ne faisaient aucun effort pour s’en cacher. À la faveur d’une libéralisation soutenue de l’économie, la cour du pouvoir s’est étendue à de nouvelles catégories de milieux d’affaires — exactement comme en Algérie. Des lobbys ont fait leur apparition, offrant au souverain une base de soutien élargie. Aussi le roi se retrouve-t-il à son tour "premier parmi les pairs", c’est-à-dire contraint d’échanger son pouvoir unilatéral contre une fonction de médiateur entre les divers groupes qui rivalisent dans son orbite. Cette diversification du pouvoir s’accompagne d’une dissimulation accrue du processus de décision, de sorte que les Marocains ne se font plus qu’une idée approximative de la manière dont la politique s’élabore à la tête de l’État et des acteurs qui en sont responsables.

L’interdépendance des élites est le moteur-clé de cette transformation. Le recul de l’absolutisme royal au Maroc et le démantèlement du DRS algérien ont permis aux nouvelles classes dominantes de renforcer leur influence financière et politique. En temps ordinaire, ces notabilités se livrent entre elles une concurrence acharnée. Mais qu’une crise surgisse, et elles resserrent les rangs comme une meute de loups afin de préserver le système. Au Maroc, elles ont agi de la sorte après la mort du roi Hassan II en 1999, lors des attentats terroristes de 2003, puis encore en 2011, lorsque le Mouvement du 20-Février a donné lieu à des protestations de masse dans les rues. Nul doute que les élites algériennes montreront le même esprit de corps lorsque M. Bouteflika succombera à ses maladies et que les militaires coopteront un nouveau président, même si les risques d’instabilité sont plus grands en Algérie en raison du manque de règles claires quant au processus de succession.

Pareille logique signifie que les élites marocaines et algériennes ne disposent d’aucune vision à long terme. Focalisées sur la sauvegarde immédiate du système et de leurs intérêts plutôt que sur les problèmes structurels, elles se montrent incapables de concevoir un autre ordre politique. Cela implique que, si un tel ordre venait à apparaître, à l’issue d’un soulèvement par exemple, elles seraient les plus mal armées pour s’y adapter. Dans une telle situation, le Maroc disposerait sans doute d’un avantage relatif sur l’Algérie, du fait de l’absence de rente pétrolière et de la capacité de la monarchie à faire l’union autour d’elle.

La Tunisie présente un tout autre cas de figure. Ici, le soulèvement de 2010-2011 a promptement décapité la vieille autocratie régnante. Les élites compromises par le système de l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali, parmi lesquelles les anciens fonctionnaires de l’appareil dictatorial, n’ont occupé qu’une place mineure dans le premier gouvernement postrévolutionnaire. Au commencement de cette nouvelle ère démocratique, la voix de la rue a pesé non seulement sur la définition de la politique nationale, mais également sur la reconstruction de l’État lui-même — un exemple rare d’implication collective dans les affaires publiques.

L’exemple tunisien

C’est ainsi que d’importantes organisations de la société civile, comme le syndicat des journalistes ou l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), ont maintenu une pression constante sur les partis politiques — y compris sur la formation islamiste Ennahda — pour les pousser à la transparence. Contrairement au Maroc et à l’Algérie, la Tunisie possède un Parlement qui n’est pas une simple chambre d’enregistrement, mais un véritable organe de législation et de contrôle auquel le pouvoir exécutif est tenu de rendre des comptes. Près d’un tiers des sièges de député (31 %) sont occupés par des femmes — cette proportion, une des plus hautes du monde arabe et du continent africain, dépasse aussi celle qui prévaut dans nombre de pays occidentaux. L’Instance vérité et dignité, créée en 2014 pour enquêter sur les infractions aux droits humains commises par l’ancien régime, est composée en grande partie de personnalités indépendantes.

La démocratie tunisienne est encore loin d’être consolidée, et les arrangements négociés entre les islamistes et les nationalistes héritiers du Néo-Destour peuvent capoter à tout moment. La Tunisie n’en reste pas moins un exemple vivant de ce qu’un pays du Maghreb peut accomplir en termes de souveraineté populaire dans les limites des institutions élues. La transparence et le principe de responsabilité devant les électeurs y sont mieux assurés non seulement que chez ses voisins du Maghreb, mais aussi que dans la plupart des États arabes.

Les trois pays du Maghreb présentent également un large éventail en matière d’expression politique des forces islamistes. Ils démontrent, chacun à sa manière, que la place de la religion dans la vie politique arabe est loin de s’amenuiser et que la stabilité future des États dépendra de leur aptitude au compromis et à l’ouverture.

Le Maroc est un cas trompeur. Sa principale formation islamiste, le Parti de la justice et du développement (PJD), dirige le gouvernement depuis sa victoire aux élections législatives de 2011 — scrutin remporté à nouveau début octobre avec 125 sièges sur 395 (107 en 2011). Mais il a joué le jeu du régime en neutralisant l’impact du Mouvement du 20-Février. Sur le plan idéologique, le PJD est un parti de l’ordre et non un parti du changement. Il s’est accommodé des impératifs de la monarchie, ne ménageant pas ses efforts pour se tailler une place dans les institutions de l’État, mais sans réussir pour autant à y installer de nouvelles pratiques. À rebours d’une idée répandue, la participation du PJD au gouvernement n’a pas amoindri la force d’attraction de l’islam politique, pour la simple raison que le parti n’a jamais été conçu pour défier le pouvoir en place et qu’il avance dans son sillage.

Cette situation reflète le rôle à part que tient le discours religieux au Maroc. Le PJD ne se donne pas la peine de contester l’autorité du roi en matière de religion, car l’aura historique de la dynastie alaouite ne permet pas de rivaliser avec elle dans ce domaine. Le régime exerce un contrôle strict sur les écoles coraniques, les imams et les mosquées. Les groupes islamistes qui ont osé contester cette règle du jeu se sont retrouvés exclus de la scène politique, comme le mouvement Justice et spiritualité ou diverses organisations salafistes. En fin de compte, la question de la religion en politique n’a jamais été sérieusement posée. Elle se posera avec acuité en cas de percée démocratique.

Aux yeux du monde extérieur, pourtant, l’islam marocain se distingue par sa combinaison de trois éléments souvent perçus comme un antidote à l’extrémisme : la doctrine malékite, la pensée acharite et le courant soufi. Il est vrai que ces trois croyances puisent dans une longue et riche généalogie intellectuelle qui accorde une large place au jugement humain et favorise plutôt la modération. Le Maroc ne s’est pas privé de projeter cette image vers l’Europe, en faisant valoir la compatibilité de cette version de l’islam avec les principes séculiers chers à la France et à d’autres républiques occidentales (1).

Vulnérabilité en cas de crise économique

Il en va différemment en Algérie, où le spectre de la guerre civile des années 1990 et de ses plus de cent mille morts semble avoir immunisé la société contre les sirènes de l’islam politique, même si l’on assiste à la résurgence de pratiques fondamentalistes et de discours radicaux qui rappellent ceux des militants de l’ex-Front islamique du salut (FIS) à l’époque. Contrairement à la monarchie marocaine, le régime algérien ne possède ni institutions ni autorité en matière religieuse pour répondre à la contestation fondamentaliste. La peur de la violence est son principal atout face aux grandes organisations rigoristes et aux groupuscules extrémistes comme Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI). C’est la raison pour laquelle l’islamisme échoue depuis vingt ans à trouver sa place sur l’échiquier politique algérien, alors qu’au Maroc il s’est fondu dans la hiérarchie officielle.

Du fait de l’association entre islamisme et violence, les groupes religieux en Algérie se préoccupent moins de valeurs sociétales que de leur réintégration dans le jeu politique ; d’où leur engagement en faveur de réformes systémiques telles que le retour de l’armée dans ses casernes ou la réhabilitation du Parlement, avec peu de chances cependant de parvenir à leurs fins. D’autant qu’ils se montrent peu diserts en matière de politique étrangère, laissant les questions de sécurité frontalière aux mains du régime — que ce soit face au fragile Mali ou à la Libye en voie d’effondrement.

La Tunisie incarne là encore un tout autre champ de possibilités. Son histoire récente indique qu’un mouvement islamiste fort peut non seulement être accepté par le système démocratique, mais aussi, et surtout, être incorporé à son fonctionnement.

Les alliances et les pactes conclus entre Ennahda et ses opposants "laïques", principalement Nidaa Tounès, la formation créée par le président de la République Béji Caïd Essebsi, constituent la clé de voûte de la politique tunisienne d’aujourd’hui. Initialement, pourtant, aucun des deux camps n’était disposé au moindre compromis sur la Constitution, et encore moins sur la mise en œuvre de la charia, la loi islamique. La crainte partagée d’une destruction mutuelle dans la foulée de l’épisode révolutionnaire a cependant fini par convaincre les uns et les autres d’en rabattre sur leurs exigences politiques, de sorte qu’un dénominateur commun a pu être trouvé sur des questions aussi fondamentales que la protection des libertés civiles, les droits des femmes et le caractère non religieux de l’État.

Ce dialogue a permis, au terme de plusieurs décennies d’exil et de répression, de formaliser la participation des islamistes à la vie sociale et politique du pays. Il suggère également qu’à bien des égards l’islamisme en Tunisie pourrait être en train de se séculariser. En prenant ses distances avec les groupes plus radicaux — salafistes, notamment — et en privilégiant l’action politique et économique concrète au détriment des abstractions religieuses, Ennahda a amorcé la création d’une nouvelle identité syncrétique. Il tient maintenant davantage la comparaison avec l’Union chrétienne- démocrate (CDU) allemande qu’avec le Parti de la justice et du développement (AKP) turc, qui avait endossé autrefois le costume de l’islamisme pragmatique, capable de fusionner principes religieux et objectifs politiques dans le cadre parlementaire.

Au-delà de toutes ces différences, les pays du Maghreb partagent une même faiblesse : leur extrême vulnérabilité en cas de crise économique ou politique soudaine. Même dans le contexte de démobilisation qui pèse comme un étouffoir depuis le "printemps arabe", des étincelles existent. Elles peuvent à tout moment générer des explosions en chaîne susceptibles de remettre en question la capacité des régimes à maintenir leur contrôle sur la population.

Les sociétés du Maghreb, et plus encore leur composante essentielle, la jeunesse, désirent trois choses : le pain, la liberté et la dignité. Le pain fait défaut aux trois pays de la région, caractérisés par des niveaux importants d’inégalités, de pauvreté et de chômage. C’est particulièrement le cas pour l’Algérie, dont la dépendance à la manne gazière et pétrolière s’est muée en calamité depuis la chute des cours des énergies fossiles. Mais le chômage des jeunes est tout autant un fléau chez ses deux voisins.

En Tunisie, dans un contexte où le secteur vital du tourisme a été mis à mal par les attentats de 2015, les protestations de rue contre le manque de débouchés rappellent régulièrement que les accords conclus par un gouvernement acquis au libéralisme se paient par l’indifférence au sort des plus pauvres. Absorbées par la mise en place d’un système démocratique viable, les diverses factions au pouvoir négligent l’urgence de restructurer une économie d’import-export à bout de souffle. Une impasse qu’ont déjà connue bien des États confrontés à une transition démocratique. Le Maroc, du fait de choix avisés opérés après l’indépendance et d’un meilleur environnement légal, semble mieux outillé pour développer son économie. Mais ses perspectives à long terme sont lourdement obérées par de mauvais indicateurs de développement humain et par un secteur de l’éducation sinistré.

Assurément, le développement prend du temps. Même si les réformes nécessaires étaient engagées sans tarder, il faudrait des années avant que le secteur privé parvienne à donner un emploi aux cohortes de jeunes chômeurs. En attendant, le respect des principes de liberté et de dignité peut tempérer la crise en fournissant du sens et un horizon à tout ce qui ne relève pas strictement de l’économie.

À cet égard, hélas, le Maroc et l’Algérie accusent un sérieux retard. Si le processus de prise de décision politique y est devenu à la fois plus opaque et plus fragmenté, le pouvoir exécutif lui-même reste immuable dans sa nature : plus que jamais, il repose entre les mains d’un groupe restreint qui se refuse à voir remis en question son monopole du pouvoir. Et ce ne sont pas les Parlements qui risquent de le contester. Les élections ont beau se dérouler dans des conditions correctes, elles alimentent des institutions politiquement amorphes, dépourvues d’un véritable droit de regard sur l’action de l’exécutif et des organes de sécurité. C’est vrai surtout en Algérie, où les sempiternelles guerres intestines au sommet de l’État vident la représentation élue de toute sa substance. Au Maroc, au moins, il existe une certaine diversité des formations et idéologies représentées au Parlement, ainsi qu’une vie législative qui n’escamote pas entièrement les débats et les enquêtes. La lutte pour la dévolution des pouvoirs de la monarchie a donné un sens à la vie politique.

En matière de liberté de la presse, en revanche, les deux pays connaissent des évolutions opposées. En Algérie, les médias libres créés après le "big bang (2)" de 1988 ont réussi à survivre tant bien que mal à la normalisation, tandis qu’au Maroc le régime a étouffé la presse par une stratégie d’asphyxie graduelle entamée il y a plus de dix ans. Dans un premier temps, le palais édicte des règles sanctionnant les périodiques qui auraient l’audace de soulever des controverses économiques ou politiques. Puis il s’attaque à tous les journaux critiques et aux sites d’information, en instaurant des amendes exorbitantes, synonymes de mise en faillite, pour des délits mineurs. Enfin arrive le coup de grâce, avec la mise sur le marché d’une pseudo-presse conçue comme une arme de guerre contre les derniers espaces de libre expression encore existants. Chaque service de sécurité, le palais y compris, va désormais créer son propre média, présenté comme une plate-forme indépendante, mais destiné en réalité à faire taire toute voix discordante par la diffusion d’attaques nauséabondes et diffamatoires. Ces opérations gérées par les plus hautes sphères de l’État sont conduites en douceur. Les écoutes et les surveillances des services de sécurité vont de pair avec les instructions données aux rédacteurs en chef et aux "journalistes".

Mais une telle stratégie produit aussi des effets collatéraux : en privant la société des canaux par lesquels elle pouvait exprimer son mécontentement, le pouvoir prend le risque de voir la pression sociale se libérer sous des formes moins maîtrisables.

C’est un jeu d’autant plus dangereux que le Maroc et l’Algérie font face à une exigence croissante de dignité de leurs populations. Entre scandales politiques, affaires de corruption, abus de pouvoir et manquements aux obligations internationales, les gouvernements en place ne cessent de disloquer les droits des citoyens sous le poids de leur autoritarisme. S’ensuit un discrédit de plus en plus cinglant de la gouvernance non démocratique, auquel les appels à l’union nationale n’apportent aucun remède.

Ressentiment au Sahara occidental

À cela s’ajoute que le Maroc ne parvient toujours pas à clore l’épineux dossier du Sahara occidental. Ce territoire, dont le Front Polisario réclame l’indépendance, reste considéré par Rabat comme partie intégrante du royaume. Le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) a jusqu’à présent apaisé le Maroc, et entend sans doute continuer ainsi aussi longtemps que possible. Cependant, le ressentiment qui bouillonne au Sahara occidental pourrait finir par saper ce statu quo. Chaque crise qui secoue le territoire accule la monarchie à de nouveaux compromis. Le régime ayant toujours fait de ce dossier un sujet d’union sacrée, il se piège lui-même avec cette stratégie. Il exploite le discours nationaliste pour se prémunir en interne de ses erreurs, mais il prend le risque de s’en retrouver prisonnier plus tard, quand surviendront de nouvelles contestations au Sahara. La fibre patriotique qui a vibré par le passé se trouve aujourd’hui malmenée, ce qui avive un peu plus les tensions au sein de la société marocaine. Il en va de cette affaire comme de l’exigence de dignité : le problème ne tient pas tant aux arguments avancés par le Maroc — en l’occurrence, la défense des droits historiques et de la souveraineté nationale — qu’à l’impossibilité de sortir de l’impasse sans une démocratisation réelle du régime.

Là encore, l’autoritarisme, auquel seule la Tunisie a échappé, se heurte à ses propres limites. Les problèmes de fond qui alimentent la frustration sociale ne peuvent se régler que par le dialogue et le compromis, toutes choses auxquelles les régimes autoritaires résistent, tant est grande leur peur de se voir supplantés par un rival au cas où ils lâcheraient du lest. De plus, dans la mesure où les gouvernements refusent de mettre en place les outils institutionnels qui permettraient d’impliquer les sociétés dans la résolution des crises, la population tend à en rejeter la responsabilité sur ses dirigeants.

En définitive, compte tenu de ses atouts culturels, sociaux et géopolitiques, l’avenir du Maghreb paraît beaucoup moins sombre que celui du Proche-Orient. Mais il n’est pas assuré. Le nouveau système démocratique de la Tunisie permettra certes à ses dirigeants de mieux répondre aux défis qui viennent que leurs homologues algériens et marocains ; en dépit des inégalités profondes qui le fractionnent, le pays dispose d’une chance véritable de conquérir la paix et la stabilité. Par contraste, les dirigeants du Maroc et de l’Algérie évoquent la figure du pompier pyromane. Prompts à étouffer les crises et les secousses sociales, ils ne peuvent jamais pour autant se sentir réellement à l’aise. se contentant d’une démocratie formelle, ils se déchargent de leurs problèmes sur des boucs émissaires. Au lieu de réparer les malfaçons, ils les perpétuent, voire les amplifient.

Les trois pays du Maghreb gagneraient en tout cas à dépasser leurs rivalités en s’accordant sur une coopération, fût-elle a minima. La question du Sahara ne devrait pas empêcher l’existence d’une dynamique commune autour de sujets tels que l’environnement, le commerce, la formation, l’énergie et la santé. Ce qui, tout en augmentant leur poids lorsqu’ils négocient avec l’Union européenne, permettrait d’atténuer les tensions bilatérales et de renforcer la stabilité de la région.



(1) Cf. Charlotte Bozonnet et Youssef Ait Akdim, « Mohammed VI se voit en chantre de l’islam modéré », Le Monde, 23 août 2016.

(2) Expression utilisée par Dale F. Eickelman et James Piscatori dans leur ouvrage Muslim Politics, Princeton University Press, 2004, 2e édition.

L’espérance toujours vivante d’une unité arabe

Urgence économique, impasse idéologique

Novembre 2017

Sans chercher à faire revivre le projet panarabe, les États du Machrek et du Maghreb peuvent surmonter leurs divisions politiques en pariant sur plus de coopération économique et sociale. Un tel rapprochement, qui dépend d’une plus grande démocratisation des régimes en place, contribuerait à renforcer le dynamisme d’une région encore en proie à d’importants problèmes de développement.

L’unité arabe est-elle toujours concevable à une époque et dans un espace marqué par une fragmentation et une conflictualité sans précédent? Né sous sa forme moderne au début du XXe siècle, l’idéal d’une même nation peut paraître plus chimérique que jamais. Il continue pourtant d’alimenter de nombreux efforts pour resserrer la coopération entre les États de la région. Si le vieux rêve du panarabisme s’est envolé, réussir une meilleure intégration économique et politique demeure un objectif décisif pour tous les peuples de la région, arabes ou non.La plupart des pays concernés ne pourront en effet surmonter leur faiblesse structurelle qu’en renforçant leurs liens de voisinage. Les différences entre eux sont énormes. Sur le plan démographique, une nation comme l’Égypte, avec ses près de cent millions d’habitants, écrase un petit royaume comme Bahreïn, qui en compte cent fois moins. Certains États (Arabie saoudite, Algérie...) regorgent d’hydrocarbures, quand d’autres (Tunisie, Jordanie...) possèdent très peu de ressources naturelles. Les uns manquent d’écoles et de volonté politique pour alphabétiser leurs populations ; d’autres sont aux prises avec une masse de citoyens instruits qui ne trouvent pas d’emploi (1). Ici, on a construit un système agricole qui permet d’exporter de la nourriture dans le monde entier ; là, on dépend encore des importations pour survivre.

Pourtant, les pays du monde arabe constituent des espaces imbriqués qui peuvent échanger les uns avec les autres et interagir. Une meilleure intégration régionale générerait ainsi des retombées profitables à tous ces peuples. Une union économique rééquilibrerait le rapport de forces avec le reste du monde en matière de commerce et d’investissements. Elle serait aussi un facteur de paix, dans la mesure où elle inciterait les gouvernements à davantage de diplomatie et à un moindre recours à la violence. Elle faciliterait enfin la coopération pour affronter des défis tels que l’approvisionnement en eau, les problèmes d’environnement ou l’accueil des réfugiés.

Sultans, islamistes et djihadistes

Néanmoins, les obstacles restent considérables. Le plus évident tient à la difficulté des États à se coordonner sur le plan économique et social. Le Proche-Orient et l’Afrique du Nord font pâles figures comparées à des espaces aussi cohérents que l’Amérique latine ou l’Asie orientale, sans parler de l’Amérique du Nord et de la majeure partie de l’Europe. Les barrières douanières y sont parmi les plus élevées du monde, ce qui explique que les échanges commerciaux interrégionaux soient proportionnellement parmi les plus faibles. Le constat n’est pas plus brillant en ce qui concerne les infrastructures et les réseaux routiers transfrontaliers. Les investissements entre pays de la région demeurent extrêmement faibles et dominés, lorsqu’ils existent, par les monarchies du Golfe. Quant aux systèmes scolaires et universitaires, peu a été fait pour les rendre compatibles les uns avec les autres. Faute de diversification, l’effet de distorsion de la rente pétrolière continue de jouer à plein son rôle toxique, en mobilisant des sommes faramineuses au service d’intérêts particuliers et de politiques répressives ou belliqueuses. Lesquelles exacerbent les divisions du monde arabe et creusent le fossé entre élites dirigeantes et populations.

Les obstacles sont aussi de nature politique. La plupart des États restent sous le contrôle de monarques ou de régimes autoritaires à ce point obsédés par leur propre survie qu’ils ne se soucient pas d’assumer les coûts de l’intégration, si bénéfique soit-elle à long terme. À quoi s’ajoutent les profonds clivages géopolitiques causés par les interventions étrangères, auxquelles la région demeure plus exposée que jamais. La guerre civile qui fait rage actuellement entre une coalition sunnite hétéroclite et un axe chiite qu’elle perçoit comme une menace en est l’une des manifestations les plus aiguës. Le belligérant sunnite se divise en trois camps : les "sultans", comme l’Égypte ou l’Arabie saoudite, les mouvements islamistes dominants, enfin le courant djihadiste du salafisme, incarné notamment par l’Organisation de l’État islamique (OEI). L’axe chiite fédère pour sa part l’Iran, le Hezbollah libanais, la Syrie, l’Irak (hors Kurdistan) et les houthistes du Yémen. Mais il s’agit là parfois de catégories qui obscurcissent plus qu’elles n’éclairent les enjeux du conflit. Par exemple, au sein même du camp sunnite, sultans et Frères musulmans partagent une même hostilité envers les djihadistes, mais selon deux perspectives diamétralement opposées. Les premiers s’appuient sur le rôle historique joué par les militaires et les monarchies comme protecteurs de la société et gardiens de l’État — une tradition qui ne suffit pas toujours à assurer la bonne entente de leurs héritiers, comme le démontrent les tensions entre l’Arabie saoudite et le Qatar. Les seconds se réfèrent au contraire à la souveraineté des masses, définie en tant qu’adhésion commune à l’islam.

En matière d’intégration économique, tenter d’imiter le modèle européen n’aurait guère de sens. L’Europe s’est construite sur des États forts, soucieux de consolider leur pouvoir par l’unification de territoires et de populations disparates. Encadré par les élites politiques, ce processus s’enracinait dans les intérêts croisés des bourgeoisies nationales, conscientes qu’elles avaient tout intérêt à dépasser leurs frontières respectives. L’unification prussienne en est un bon exemple, de même que le projet piémontais de Risorgimento (« résurgence"), en Italie. La réindustrialisation européenne au lendemain de la seconde guerre mondiale s’est traduite par un progrès à la fois matériel et démocratique. Ses retombées économiques ont irrigué la vie politique, patronat et syndicats formant deux des pôles autour desquels s’organisait le pluralisme.

Rien de tel dans le monde arabe. Ici aussi, pourtant, le temps est venu d’engager un processus d’intégration, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’imagerie romantique d’un peuple dressé comme un seul homme. Six ans après le « printemps arabe", la région est fracturée par une guerre civile dont la crise entre Qataris et Saoudiens ne constitue que l’une des dernières lignes de front (2). Plusieurs États sont menacés d’effondrement, comme la Libye, le Yémen et la Syrie, tandis que l’Irak a manqué plusieurs fois d’imploser. L’irruption fulgurante de l’OEI et d’autres groupes djihadistes illustre l’attirance que l’extrémisme le plus sanglant exerce sur la jeunesse désenchantée de ces pays.

En même temps, cependant, le monde arabe est riche d’une expérience que peu d’autres régions du globe connaissent. La notion d’arabité recèle une force peu commune, qui propulse la diffusion transnationale d’acquis culturels, dont une langue commune, et de normes politiques à l’insu des régimes concernés. Au milieu du XXe siècle, l’expansion rapide de l’idéologie panarabe a démontré avec quelle vigueur les convictions politiques pouvaient sauter les frontières, à une époque où les technologies de communication étaient pourtant balbutiantes ou inexistantes. Plusieurs décennies plus tard, l’islamisme s’est diffusé de la même manière, substituant au rêve brisé d’une grande nation la promesse d’une communauté religieuse. Les Frères musulmans d’aujourd’hui et, à bien des égards, l’OEI elle-même sont les produits de ce processus. L’intégration arabe peut se nourrir de ces expériences pour déjouer les frontières économiques et politiques qui morcellent la région.

Au cœur de cette idée, il y a un postulat inébranlable : l’affinité culturelle entre les Arabes, le partage d’un legs linguistique, géographique et historique qui les prédispose à un sentiment d’appartenance à une même civilisation. L’idée de l’unité remonte au crépuscule de l’Empire ottoman, quand des penseurs autochtones forgèrent le concept d’une nation commune bâtie sur un peuple qui trouve sa fierté dans le rejet de toute domination étrangère. Elle connut son âge d’or à l’issue de la seconde guerre mondiale, avec la création de la Ligue arabe et la prise de pouvoir en Égypte de Gamal Abdel Nasser. La Ligue arabe représentait le premier effort des nouveaux États issus de la décolonisation pour se doter d’un forum multilatéral et faciliter leur coopération. Si l’utopie panarabe s’est brutalement affaissée après la guerre des six jours, en 1967, quand l’armée israélienne a infligé une calamiteuse défaite à la coalition des troupes arabes, elle a toutefois laissé une trace dans les mémoires, visible encore aujourd’hui.

Les deux décennies qui ont suivi le début des années 1950 virent se succéder les tentatives de concrétiser cet idéal. La plus retentissante fut le mariage en 1958 de l’Égypte et de la Syrie au sein d’un nouvel État baptisé République arabe unie. L’expérience ne dura que deux ans, mais fut relancée en 1963 avec le projet d’une confédération regroupant l’Égypte, la Syrie et l’Irak. On citera également l’éphémère union hachémite de la Jordanie et de l’Irak en 1958, ou la jonction en 1972 de l’Égypte, du Soudan et de la Libye au sein d’une fédération des républiques arabes qui restera une coquille vide. De son côté, la Libye de Mouammar Kadhafi proposera, en vain, l’union à nombre de ses voisins (Tunisie, Égypte, Algérie, Maroc) avant de se tourner vers l’Afrique subsaharienne.

Les années 1970 ont sonné le glas du grand rêve fédérateur. Guerre civile de "septembre noir" en Jordanie, conflit entre Maroc et Algérie autour du Sahara occidental, révolution en Iran, guerre irako-iranienne et rupture du consensus arabe par la signature d’un accord de paix entre Égypte et Israël : autant de chocs géopolitiques qui firent l’effet d’un coup de grâce sur le panarabisme moribond. Durant la décennie suivante, le monde arabe tenta de refaire sa devanture en créant une série d’institutions multilatérales de taille plus modeste que la Ligue arabe, comme le Conseil de coopération du Golfe (CCG), l’Union du Maghreb arabe (UMA) ou le Conseil de coopération arabe (ACC). Parmi tous ces "machins", seul le CCG continue à ce jour de jouer un rôle.

En 1990, la guerre du Golfe signa pour de bon l’acte de décès du panarabisme en tant qu’idéologie politique. L’invasion d’un État arabe par un autre non seulement était sans précédent, mais elle ravivait aussi le vieil antagonisme entre pays riches et pays pauvres, une fracture que l’opposition entre monarchies pétrolières et opinions publiques a continué de creuser jusqu’à aujourd’hui. L’occupation avortée du Koweït par l’Irak a aussi donné le coup d’envoi à une nouvelle série d’interventions occidentales dans la région.

Déclin de la rente pétrolière

Toutefois, le problème fondamental du panarabisme est à chercher ailleurs. Depuis ses débuts, le projet de fédération souffre de l’influence exercée sur ses pères par la doctrine nationaliste et romantique allemande, consistant à théoriser la "pureté" culturelle d’un peuple et sa supériorité sur les autres. Le panarabisme était congénitalement incapable d’incorporer dans son système de pensée les minorités, ethniques, religieuses ou linguistiques, qu’elles fussent kurdes, juives, chrétiennes ou berbères. Il ne pouvait en outre tolérer l’expression d’une loyauté patriotique à l’égard d’un État existant. Enfin, il s’est trop aisément accommodé des dérives despotiques de ses chefs de file, qui militaient certes pour la suppression des frontières entre Arabes, mais beaucoup moins pour la séparation des pouvoirs.

Reste que la montée et la chute du panarabisme apportent une leçon utile pour les temps présents. Des valeurs morales ou des idéaux romantiques ne sauraient suffire à fonder une nouvelle intégration régionale. Pour réussir là où le panarabisme a échoué, il faut tenir compte de la permanence des frontières existantes ainsi que des demandes matérielles et symboliques propres à chaque pays. Il faut trouver un moyen d’entrecroiser ces intérêts locaux parfois divergents au sein d’un même espace, quels que soient les coûts à court terme d’une telle entreprise. On ne saurait trop insister sur le fait que, si le panarabisme n’est plus, l’impulsion à dépasser les clivages nationaux est paradoxalement plus forte que jamais. C’était d’ailleurs l’un des enjeux du "printemps arabe", quand les protestations enflaient comme un feu de brousse et déjouaient les efforts des régimes en place pour les étouffer. En ce sens, l’arabité constitue la colonne vertébrale de ce que l’on pourrait appeler la "sphère publique régionale", où idées, images et informations circulent librement dans les sociétés, par l’usage notamment des médias et des réseaux sociaux.

Leurs intérêts mutuels sont-ils de nature à inciter les pays arabes à plus d’intégration sur le plan économique? Récemment encore, pareille perspective paraissait inimaginable au regard des effets insidieux de la rente gazière et pétrolière. On sait depuis longtemps que les revenus de l’or noir permettent aussi aux autocraties de financer leurs politiques répressives et de s’acheter une paix sociale en distribuant prébendes et subventions.

Des rentes ont toujours circulé dans la région, via les aides étrangères, les versements de fonds des travailleurs émigrés ou d’autres flux financiers. Mais la rente pétrolière a ceci de toxique qu’elle exacerbe les conflits en procurant aux pays exportateurs les moyens de s’ingérer sans cesse dans les affaires de leurs voisins. Et, quand les cours du baril s’effondrent, cela freine leurs ardeurs interventionnistes tout en les privant des ressources nécessaires au maintien du contrôle social. Cet effet déstabilisant se répercute sur les pays pauvres, pour lesquels les aides des monarchies pétrolières et les transferts de fonds de la main-d’œuvre émigrée représentent une ressource vitale.

Au cours des vingt dernières années, les États exportateurs d’hydrocarbures ont investi une partie importante de leurs revenus dans des fonds souverains qui pèsent des milliers de milliards de dollars. Par voie de conséquence, les gouvernements concernés se consacrent autant à la gestion de ces portefeuilles colossaux généralement placés à l’étranger qu’au développement économique de leurs propres pays. Ce qui pose la question capitale de savoir qui est le propriétaire légitime de la corne d’abondance pétrolière — le monarque, sa famille, les sociétés d’État, les banques étrangères où sont placés les avoirs, ou plutôt le pays tout entier?

En tout état de cause, le monde arabe est désormais confronté au déclin de cette rente pétrolière, un phénomène nouveau qui pourrait bien devenir irréversible. Le volume des gisements encore exploitables dépasse de loin les estimations les plus optimistes de la demande planétaire à venir. Certes, la croissance rapide des classes moyennes en Inde et en Chine stimule la demande en énergie. Mais cette même demande est freinée par le développement des ressources renouvelables et les progrès technologiques de l’industrie, notamment automobile, dans un contexte de réchauffement climatique de plus en plus pressant. À quoi s’ajoute l’arrivée du gaz de schiste sur les marchés mondiaux, qui contribue encore à écraser les cours du pétrole.

Qui plus est, les mécanismes de fixation des prix de l’or noir ont considérablement changé ces dernières années. La valeur monétaire des hydrocarbures ne s’apprécie plus seulement en termes de volume de production, domaine dans lequel brillent les exportateurs arabes, mais davantage en termes de raffinage et de transformation en produits dérivés, comme les matières plastiques ou pétrochimiques. Cette évolution a puissamment favorisé la mondialisation du marché de l’énergie, où l’origine du pétrole proposé à la vente n’est plus un critère déterminant. Il en découle que les États, qui dans le monde arabe possèdent le monopole de l’extraction pétrolière, ne cessent de perdre de l’influence au profit des opérateurs du marché. L’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), qui faisait jadis la pluie et le beau temps sur les cours du brut, se contente dorénavant d’enregistrer les prix au lieu de les fixer.

Le dépérissement de la manne pétrolière annonce une longue période de difficultés économiques. En affaiblissant les profiteurs de la rente et en imposant la nécessité d’une diversification vers des ressources plus durables, il peut aussi servir d’incitation à une coopération resserrée. Des stratégies multilatérales permettraient par exemple d’identifier de nouveaux secteurs de croissance et de mieux maîtriser les avantages comparatifs des États. Parmi les pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient non exportateurs de pétrole, certains possèdent déjà des secteurs d’activité prometteurs — tourisme et agriculture en Tunisie, tourisme, phosphates et industrie manufacturière au Maroc, textile et industrie pharmaceutique en Jordanie, etc.

La volonté politique de quitter l’ancienne zone de confort impose toutefois de résister à la logique instinctive consistant à minimiser les risques et à ne retenir que les placements qui rapportent beaucoup et en peu de temps. Les exportateurs de pétrole ne sont guère prédisposés, par exemple, à investir dans l’énergie solaire puisque, à la différence des hydrocarbures, celle-ci se laisse difficilement stocker et ne garantit donc pas des gains rapides. Diversifier l’économie n’a de sens par ailleurs que si l’on accepte de fluidifier l’immigration et d’ouvrir le marché du travail. Dans les pays du Golfe, cela implique notamment de renoncer au système du parrainage (kafala) qui maintient les travailleurs immigrés en situation de quasi-servage et d’introduire un droit du travail respectueux de la dignité de chacun (3). Ce qui aurait pour effet non seulement de créer des emplois, mais également de réinjecter sur le marché intérieur une partie des immenses capitaux qui sortent du pays chaque année. Cela implique aussi d’accorder le droit au travail dans chaque pays à tous les ressortissants de la région.

Bien entendu, la diversification requiert un degré inédit d’engagement diplomatique et de collaboration ouverte, ce qui ne va pas sans un coût politique que de nombreux gouvernements arabes s’entêtent pour l’instant à ne pas vouloir payer. Dernière illustration en date avec le projet d’interconnexion des réseaux électriques des monarchies du Golfe : conçu pour réduire les coûts de production et de distribution de l’électricité, ce programme demeure inachevé et sous-exploité pour cause de querelles entre les six pays signataires, particulièrement le Qatar et l’Arabie saoudite.

Pour l’heure, la plupart des États arabes éprouvent encore d’extrêmes difficultés à sacrifier leurs intérêts à court terme contre les bénéfices à long terme de l’intégration économique, si convoitables soient-ils. L’absence d’un leadership arabe capable de faire consensus parmi ses pairs ne facilite pas les choses, surtout dans un contexte de tension géopolitique exacerbée. L’Égypte, à qui ce rôle incombait par le passé, a cessé d’être le centre politique et culturel de la région. L’Arabie saoudite se fait remarquer par sa fortune, moins par sa capacité à fédérer ses voisins.

Le monde arabe, pourtant, ne peut compter que sur lui-même pour trouver une solution. L’Union européenne est certes un partenaire économique et politique de premier plan, mais, depuis la fin du colonialisme, l’Occident fait plus souvent obstacle à l’unité arabe qu’il ne la facilite. Aujourd’hui comme hier, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni, mais aussi l’Union européenne, préfèrent s’arranger séparément avec tel ou tel protagoniste de la région plutôt que de considérer celle-ci comme un tout. Si les États arabes n’ont pas grand-chose à espérer de l’Ouest, ils n’ont pas davantage à attendre de l’Est. Ni la Russie ni la Chine n’ont le moindre intérêt stratégique à l’unification d’un monde arabe qu’elles souhaitent elles-mêmes pouvoir dominer et exploiter. Les nouvelles "routes de la soie", ce projet pharaonique lancé par Pékin entre Orient et Proche-Orient, n’augure que la substitution d’une hégémonie à une autre.

La solution n’est pas à chercher ailleurs qu’au sein même du monde arabe. Pour l’instant, la plupart des régimes qui le composent ne sauraient conclure un pacte de paix et de coopération régionale sans redéfinir au préalable le pacte qui relie chacun d’entre eux à ses propres citoyens. Une reconfiguration vers moins d’autoritarisme et plus de démocratie, moins de privilèges et plus de justice, moins de clientélisme et plus de transparence créerait les conditions idéales pour remettre le projet d’intégration régionale à l’ordre du jour.

Pourquoi? En premier lieu, parce que les régimes réellement pluralistes constituent les acteurs les plus fiables en matière de coopération économique, comme le démontrent les États de l’Union européenne. Ensuite, les régimes démocratiques sont aussi les plus à même de prendre en considération l’intérêt général et donc de surmonter les obstacles économiques ou sociaux qui peuvent se dresser sur le chemin de l’intégration — par exemple, en accordant une juste compensation aux secteurs susceptibles de souffrir des accords d’ouverture commerciale. Enfin, un État de droit court moins de risques d’être monopolisé par une petite élite accrochée à ses seuls intérêts, une condition importante dans la mesure où une intégration régionale réussie impose à chaque partenaire de s’affranchir d’une partie de ses prérogatives.

De telles conditions n’étant pas réunies dans les États arabes, le seul facteur qui pourrait les convaincre des bienfaits de l’intégration est leur propre instinct de survie. Si les tumultes du monde arabe atteignaient un point tel que son unité politique et économique devenait la seule planche de salut pour permettre à ses dirigeants de rester au pouvoir, la plupart, n’en doutons pas, signeraient les yeux fermés. Mais ces moments d’instabilité extrême sont rares à notre époque. Il a fallu deux guerres mondiales pour convaincre les Européens de s’unir. À l’opposé, le maillage d’accords sécuritaires adossés aux puissances occidentales a pour effet de garantir que nul cataclysme, depuis l’invasion du Koweït en 1990 jusqu’à l’actuelle guerre en Syrie, ne risque d’échapper totalement à leur contrôle et d’embraser toute la région.

C’est la raison pour laquelle l’intégration régionale du monde arabe n’interviendra que sous l’impulsion d’un bouleversement politique interne, telle une nouvelle étape du "printemps arabe", capable de transformer le fonctionnement des États.



(1) Cf. « Rapport sur le développement humain arabe 2016 », Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).

(2) Lire Fatiha Dazi-Héni, « Drôle de guerre dans le Golfe », Le Monde diplomatique, juillet 2017.

(3) Lire Nazim Kurundeyr, « Derrière l’eldorado, l’enfer », Manière de voir, n° 147, « Les monarchies mirages », juin-juillet 2016.

Échec de l’utopie islamiste

Une idéologie compromise par l’exercice du pouvoir

Novembre 2018

Les mouvements qui entendent faire de l’islam la source unique en matière de législation n’ont pas pu conquérir durablement le pouvoir. Combattus par des régimes autoritaires soucieux d’exploiter eux aussi le désir de religiosité, ils ont perdu de leur crédit en cédant aux jeux politiciens et en échouant à définir des politiques économiques à la hauteur des défis sociaux.

Jusqu’au crépuscule de l’Empire ottoman (1299-1924), lequel fut le dernier califat islamique significatif (1), les musulmans ont bâti leur identité sur une dualité de la religion et de la politique incarnée par l’oumma. Ce terme désignait la communauté des croyants et englobait alors la totalité de l’islam et de ses réalisations humaines. C’était un ensemble intemporel, représentant le passé et l’avenir des musulmans, sans limites spatiales ni frontières car s’étendant à travers le monde connu. Ce n’était ni un gouvernement ni une théocratie, mais une collectivité de foi.

Cette vision du monde a radicalement changé avec la montée en puissance des ambitions hégémoniques occidentales et la chute de l’Empire ottoman, qui déboucha sur l’abrogation du califat par la Grande Assemblée turque en 1924. À travers l’impérialisme et la guerre, les modes de pensée occidentaux ont alors profondément pénétré le monde musulman, en particulier les pays du Proche-Orient.

Les Ottomans déclinants importèrent ainsi des modèles militaires européens, tandis que les territoires colonisés furent intégrés dans les circuits de production économique occidentaux. Même les traditions juridiques européennes, articulées autour de règles circonscrites et de constructions légales systémiques, s’ajoutèrent au discours de la charia islamique, qui laissait alors une large place à l’adaptation, en tant qu’épine dorsale constitutionnelle des nouveaux États- nations. En cette ère nouvelle, l’oumma et une certaine fluidité religieuse et politique firent place à des institutions codifiées et à des frontières territoriales.

Un Point de ralliement

Réagissant au déclin du monde islamique (inhitat) et aux pressions insistantes de l’Occident, des penseurs musulmans de la fin du XIXe siècle réinterprétèrent leur foi et les textes coraniques en vue d’une cure de jouvence de leur religion. Djamal Al-Din Al-Afghani et Mohammed Abdouh, par exemple, tentèrent une exégèse de l’islam en plaidant pour une adaptation de la vie musulmane aux normes dominantes de la modernité économique et politique. Ces théologiens réformateurs ne se sont jamais appelés "salafistes", terme dont des chercheurs occidentaux abuseront par la suite. Pour eux, il s’agissait surtout de favoriser une réforme religieuse à travers des changements doctrinaux par un retour aux sources qui avaient été délaissées et par la diffusion de nouvelles terminologies (2).

En tentant de "sauver" l’islam, ces réformistes, qui s’inscrivaient dans le mouvement, tant politique que culturel et religieux, de la Nahda ("essor", "renaissance"), l’ont involontairement décentré. Les vérités canoniques de cette religion, et plus encore l’oumma, ont cessé d’être les points de référence obligés. L’islam a été jugé uniquement sur sa capacité à imiter les réalisations occidentales. L’exigence que la religion musulmane s’adapte à un référentiel européen a accompagné la création de nouvelles entités étatiques dans tout le Proche-Orient postottoman. Les régimes républicains ou monarchiques qui émergèrent à l’époque n’étaient pas des résurgences du leadership islamique, mais plutôt les répliques d’un despotisme occidental militarisé, celui du XIXe siècle.

Le décentrage de l’islam par rapport à ses repères initiaux a laissé une trace majeure. Au début du XXe siècle, la religion musulmane constitua un point de ralliement pour les opposants à l’influence occidentale qui rejetaient les projets de réforme et d’adaptation à la modernité. Cette politisation de l’islam a transformé la foi en un instrument de lutte anti-impérialiste. Elle a également conduit une nouvelle génération de militants à considérer que l’islam n’était pas à la traîne de l’Occident, mais qu’il en constituait plutôt un contre-modèle susceptible de libérer les musulmans de leur supposée arriération et de devenir leur bouclier contre l’influence de la culture occidentale. Raison de plus, selon eux, pour étudier les textes sacrés.

Cette évolution donna naissance à l’islamisme, une idéologie qui mêlait religion et politique d’une manière beaucoup plus prononcée que le canon islamique classique dont elle prétendait s’inspirer. À rebours de la relation fluide entre religion et politique qui existait au sein de l’islam des premiers siècles, les mouvements islamistes, incarnés notamment par les Frères musulmans égyptiens, imposèrent un idéal rigide. Sous leur bannière, les fidèles ne se demandaient plus quel genre de musulmans ils devaient être ; rejetant les traditions introspectives et philosophiques de l’islam originel, ils devaient se contenter de savoir distinguer le musulman et le non-croyant. Des termes tels que djihad ("effort sur soi", "guerre juste") et takfir (« excommunication"), des concepts enfouis dans la jurisprudence islamique furent déterrés et réinventés afin de justifier la résistance et la lutte dans un monde binaire caractérisé par l’opposition entre islam et Occident (3). Les islamistes ne voyaient donc plus leur religion comme une entité intemporelle et sans limites, représentant l’ensemble de la souveraineté de Dieu et de sa création humaine. Au lieu de cela, leur objectif, dénué d’ambiguïté, devint la conquête du pouvoir d’État.

La forte propagation de l’islamisme au cours de la seconde moitié du XXe siècle a été rendue possible par le déclin du nationalisme arabe en tant qu’idéologie dominante. La défaite du camp arabe lors de la guerre de 1967 contre Israël porta un coup sévère aux idéaux nationalistes et unitaires, tandis que la révolution iranienne de 1979 achevait de les reléguer à l’arrière-plan des doctrines politiques influentes : la chute du chah démontra que des militants mus par des convictions religieuses pouvaient abattre de puissants régimes autoritaires soutenus par la plus grande puissance occidentale.

Désastreuse expérience égyptienne

Aujourd’hui, l’islamisme a échoué à réaliser sa promesse utopique. Ses mouvements dans le monde arabe, hormis dans quelques pays comme la Tunisie, ont été neutralisés ou sont en faillite. La guerre civile algérienne des années 1990 a été le signe avant-coureur des déceptions à venir, comme celles qui ont suivi le "printemps arabe" de 2011. En Égypte, les Frères musulmans ont gouverné le pays de manière désastreuse avant d’être renversés en juillet 2013 par un coup d’État militaire (4), auquel a succédé une répression ininterrompue contre les membres de la confrérie. En Irak, en Syrie et au Yémen, les forces islamistes ont joué un rôle marginal dans la promotion de la démocratie et ont dû s’effacer derrière la lutte contre l’extrémisme violent. Au Maroc, en Jordanie et au Koweït, les partis islamistes légaux ont connu des succès électoraux, mais dans des Parlements domestiqués, ce qui les transforme en forces politiques inoffensives s’agitant à l’ombre de puissantes monarchies, lesquelles exercent toujours un pouvoir absolu.

L’échec du modèle islamiste se manifeste de trois manières. Premièrement, ses mouvements n’ont pas réussi à concevoir des solutions sociales et économiques significatives qui aillent au-delà des slogans. Clamer "L’islam est la solution et le Coran est notre Constitution" est un piètre substitut à l’innovation et à la proposition de politiques publiques destinées à résoudre les problèmes que les régimes autoritaires ont été incapables de régler : pauvreté croissante, chômage de masse, systèmes éducatifs défaillants, corruption endémique. Il est révélateur que le Parti de la justice et du développement (PJD) poursuive au Maroc, comme les Frères musulmans égyptiens lorsqu’ils étaient au pouvoir, des stratégies économiques concoctées par des technocrates soumis à la pression d’institutions financières internationales. Cela démontre que la doctrine islamiste n’a aucune théorie propre de la production et, par conséquent, aucune vision du rôle que l’État devrait jouer dans la restructuration de l’économie.

Deuxièmement, les partis islamistes, exception faite de la Tunisie, ont également échoué à mener des politiques inclusives et démocratiques. L’objection selon laquelle ils n’ont jamais pu vraiment gouverner et prouver ainsi leur ouverture ne tient plus. En Égypte, les Frères musulmans ont semblé plus attachés à leur domination qu’au pluralisme, et leur ostracisme à l’encontre des acteurs laïques prônant un État civil a fourni à l’armée, qui n’attendait que cela, un prétexte pour renverser le président Mohamed Morsi.

Troisièmement, les islamistes du monde entier ont démontré qu’ils n’étaient pas au-dessus des manœuvres politiciennes. Là où ils constituaient des groupes d’opposition légale, ils ont parfois fait alliance avec des courants autoritaires, ce qui a terni leur image de formation antisystème. En Égypte, après la chute du président Hosni Moubarak en février 2011, les Frères musulmans ont cultivé leurs rapports avec l’armée en même temps qu’ils excluaient de discuter avec tous les autres acteurs politiques. Au Maroc, le PJD se soucie davantage de ses bons rapports avec la monarchie — qui lui procurent de nouvelles ressources et une visibilité politique — que de réclamer la réforme du régime. Après la victoire de ce parti aux élections législatives de 2011, son discours religieux a révélé sa subordination au pouvoir royal en invoquant des principes remis au goût du jour tels que la naçiha ("conseil au dirigeant") et la ta’a ("obéissance en tant que vertu"). Les principes fondamentaux dont il se réclamait précédemment, tels que la défense des droits humains et la liberté d’expression, ont alors été relégués à la marge. En outre, le PJD ne peut pas prôner à la fois un changement démocratique et des réformes constitutionnelles tout en s’interdisant de contester le droit suprême du souverain à statuer dans ces domaines. Aujourd’hui, l’alliance avec le palais ; demain, peut-être, avec l’armée royale ; enfin, avec les fouloul (partisans de l’ancien régime). Satisfait d’occuper sa place d’acteur électoral de poids, le PJD est passé du rôle de parti d’opposition à celui de parti de gouvernement, mais la politique marocaine n’a pas changé pour autant.

Désormais, les islamistes sont profondément impliqués dans les clivages géopolitiques et les conflits sectaires qui embrasent le monde arabe. Cela discrédite davantage leur prétention à se tenir au-dessus des contingences quotidiennes de la modernité postcoloniale et à défendre la vision purifiée d’une indépendance prospère.

Bigoterie d’État

Le cas du Liban illustre cette problématique. Le Hezbollah y est apparu comme un bras armé de la révolution iranienne et a voulu mener une politique radicale dans une perspective idéologique chiite. Peu après sa fondation, ce parti s’est transformé en un mouvement nationaliste en lutte pour libérer le territoire libanais de l’occupation militaire israélienne. On pouvait alors voir en lui un mouvement islamiste parmi d’autres, avec une base populaire. Aujourd’hui, sous le patronage iranien, le Hezbollah prétend toujours lutter au nom de la nation libanaise, mais, en pratique, il se consacre au combat en Syrie contre les forces sunnites d’où qu’elles viennent (5). Dans ce pays, le "Parti de Dieu" a endossé le rôle de combattant sur le champ de bataille de l’apocalypse. Ainsi, le Hezbollah est moins un mouvement islamiste préoccupé par l’avenir politique et économique du Liban qu’une entité transnationale souhaitant accompagner le mahdi (sauveur attendu par les musulmans) sur un sol étranger.

Les islamistes se présentent souvent comme des victimes de l’oppression occidentale ou de l’ostracisme des régimes autoritaristes. Mais, dans le même temps, ils appellent les fidèles à remédier à ces maux de façon agressive en diffusant le credo islamiste afin de conquérir le pouvoir politique. Ils sont le produit des États autoritaires qu’ils prétendent dénoncer. Et leur discours théologique relatif à la gouvernance démocratique ou au développement économique ne pèse pas lourd à côté de leurs slogans sur la nécessité de châtier les incroyants ou de créer l’État islamique parfait.

La Tunisie constitue la seule réussite arabe pour la gouvernance islamiste — une réussite assurément relative si l’on prend en compte le marasme économique (lire "Une Tunisie contre l’autre"), le départ de migrants, les effectifs djihadistes, etc. Dans ce pays, le mouvement Ennahda et ses homologues séculiers, tel le parti Nidaa Tounès, ont en effet collaboré pour garantir la paix civile et préserver la démocratie (6). Ennahda est une force islamiste significative, avec une large base populaire et un commandement fort, alors que Nidaa Tounès et certains autres partis non religieux agglomèrent des courants de gauche et nationalistes, des représentants des milieux d’affaires, sans oublier les reliquats du régime du président déchu Zine El-Abidine Ben Ali.

Cependant, le cas tunisien est l’exception qui confirme la règle. Ennahda n’a pu réussir qu’en bénéficiant d’un contexte particulier et en mettant parfois de côté son orientation islamiste. Après janvier 2011, la démocratisation de la Tunisie et l’inclusion d’Ennahda dans le jeu politique ont bénéficié d’un soutien international solide sans encourir trop d’ingérences extérieures contraires. Le parti de M. Rached Ghannouchi était auparavant interdit depuis des décennies et a donc évolué en absorbant de nouvelles idées extérieures au canon islamiste. Ses gains électoraux aux législatives de 2014 et aux municipales de 2018 n’ont pas débouché sur une domination idéologique, mais se sont accompagnés d’un assouplissement des exigences religieuses de ce parti en matière de normes constitutionnelles et de politiques publiques. En apprenant à séparer son message religieux de la vie politique et à travailler étroitement avec des formations non islamistes, Ennahda s’est en un sens sécularisé, d’autant plus inexorablement que chacune de ses tentatives contraires a été endiguée par une vague d’opposition populaire. Le contre-modèle désastreux du coup d’État égyptien a joué dans ce même sens du compromis et de la prudence.

En Tunisie, les islamistes ont fini par admettre qu’aucune interprétation de l’islam ne pouvait prévaloir sur les élus lors de l’élaboration de la politique nationale et étrangère. Inversement, ceux-ci ont compris qu’ils ne pouvaient entraver la pratique pacifique de la religion, y compris dans la sphère publique. L’islamisme peut donc s’engager dans cette double tolérance que connaissent d’autres religions que l’islam ; mais cela exige qu’il renonce à ses exigences les plus intolérantes afin que toutes les voix puissent participer à la vie de la cité (7).

Bien que rejetées par de nombreux islamistes, ces dynamiques de compromis ont existé dès les premiers temps de la civilisation musulmane. Celle-ci a en effet admis que, même si les textes coraniques étaient sacrés, leur interprétation et leur application relevaient d’actes humains qui devaient être régulièrement remis en question, débattus et réinterprétés de manière à favoriser l’inclusion de tous. C’est ce dialogue entre le sacré et le profane, l’humain et le divin, qui incarne la dualité religieuse et politique de l’islam — et non l’insistance selon laquelle l’un devrait détruire l’autre.

Si la solution ne se trouve pas dans l’islamisme, où est-elle ? Le "printemps arabe" a fourni l’ébauche d’une réponse sous la forme de politiques démocratiques, de souveraineté populaire et de revendication de dignité. Une grande partie de la région est retombée sous le joug de l’autoritarisme, et il est devenu clair que les islamistes ne pouvaient jouer le rôle de sauveurs. Leur grande utopie, celle qui promettait le salut en échange d’une adhésion inconditionnelle, a échoué. Mais l’autre utopie, celle, démocratique, du "printemps arabe", n’a pas triomphé pour autant.

Les citoyens arabes ont conservé leur attachement à la foi, bien qu’ils soient devenus "anticléricaux" dans le sens où ils rejettent les autorités qui prétendent interpréter celle-ci. Ils se sentent en effet aliénés par l’instrumentalisation de la sacralité ou par l’idée que certaines personnalités — tels les rois —, certains groupes politiques — tels les islamistes — et des institutions, comme le corps des oulémas (experts en jurisprudence islamique), nommés par l’État, bénéficient d’un statut sacralisé et réclament à ce titre obéissance et respect. Ce rejet populaire marque non seulement l’épuisement de l’héritage de la révolution iranienne, mais aussi la fin de l’heure de gloire de l’islamisme.

Les régimes ont modifié en conséquence leurs stratégies de maintien au pouvoir. Ils tentent de combler le vide provoqué par trois pressions simultanées venues d’en bas : d’abord, le rejet, "anticlérical", de la propagande islamiste ; ensuite, le désir persistant de liberté démocratique né du "printemps arabe" ; enfin, l’attachement à la religiosité dans la vie quotidienne. Les régimes ont par conséquent investi cette arène normative en imposant leurs propres interprétations de la moralité et de la foi. Les exemples de ces comportements fondamentalistes abondent ces dernières années dans le Maghreb et au Proche-Orient, qu’il s’agisse de l’obligation de jeûner dans l’espace public lors du ramadan ou de la place des femmes dans la société.

En édictant ces règles sociales de façon discrétionnaire, les autocraties répondent au conservatisme plus ou moins exprimé par de larges secteurs de la société, tout en réprimant le désir d’émancipation des plus jeunes. Mais, en soumettant les espaces religieux au pouvoir de l’État, ces régimes répètent l’erreur des islamistes.

De telles interventions dans la sphère religieuse ont de profondes implications à long terme, non seulement sur la religion mais aussi sur l’avenir de la démocratie et sur la stabilité dans la région. Dans nombre de cas, les États ont façonné leur politique étrangère en diffusant à l’extérieur leur islam officiel. Jusqu’à récemment, le Parti de la justice et du développement (AKP), au pouvoir en Turquie depuis 2002, tirait une partie de sa substance spirituelle des réseaux alliés de la confrérie Gülen pour consolider son propre pouvoir et exporter sa vision de l’islamisme (8). Depuis que l’AKP a déclaré la confrérie hors la loi, la politique et l’idéologie du régime sont davantage centrées autour du président Recep Tayyip Erdoğan.

Les monarchies cèdent elles aussi à ce penchant. L’Arabie saoudite et le Maroc en offrent deux exemples opposés. Dans le premier cas, les médias ont largement couvert les initiatives économiques et politiques du prince héritier Mohammed Ben Salman ("MBS"). Des reconfigurations religieuses, moins visibles, se produisent également. Jusque-là, une alliance entre la maison Saoud et les oulémas wahhabites, qui incarnent une idéologie salafiste conservatrice, assurait au royaume un équilibre institutionnel : la monarchie conservait la suprématie politique et elle cautionnait un establishment religieux qui jouissait en échange d’une prééminence théologique dans le domaine juridique et en matière de doctrine islamique (9).

La nouvelle vision islamique du régime saoudien rompt cet équilibre. Sous l’impulsion du prince héritier, le pouvoir souhaite contrôler le discours wahhabite et les décisions religieuses. Une telle mise au pas rappelle ce que fut la cooptation par l’État égyptien de l’université Al-Azhar au XXe siècle, à l’initiative des dictatures militaires successives. En éliminant l’autonomie de l’échelon religieux, les dirigeants saoudiens font coïncider le discours islamique avec celui de l’ensemble de l’appareil étatique. De manière paradoxale, il s’agit là de l’un des rares succès de M. Ben Salman. Ses efforts de modernisation économique piétinent, tandis que ses entreprises politico-militaires au Qatar, au Liban et au Yémen essuient de sérieux revers (10). Et l’assassinat, début octobre, du journaliste Jamal Khashoggi ne constitue pas seulement une terrifiante violation des droits humains, mais aussi un fiasco en matière de politique étrangère.

De son côté, le Maroc privilégie une approche plus souple dans son appropriation de la religion par l’État. Dans le cadre de sa diplomatie religieuse, celui-ci projette sa vision de l’islam sur un axe nord-sud. Le premier objectif est l’Europe, dont Rabat s’assure le soutien en diffusant le message d’un islam modéré, capable de combattre le radicalisme et le terrorisme. Le Maroc forme par exemple des imams français. Le deuxième but est de faire du royaume chérifien un nouveau centre de gravité économique et politique sur le continent africain — ce qui lui permet de contrer l’influence algérienne.

La diplomatie religieuse de Rabat a pour troisième objectif de mieux contrôler politiquement sa diaspora en Europe. Ainsi, des institutions religieuses marocaines traitent des questions liées à la foi en même temps qu’elles font l’objet d’interventions de la part des consulats diplomatiques marocains en tandem avec les services de sécurité soucieux d’influencer ceux qui vivent en dehors du pays. Mais, alors qu’une image de "modération" est projetée à l’étranger, la bigoterie d’État règne dans le pays. Sous prétexte de protéger la moralité publique, les conseils islamiques officiels confisquent le débat religieux et combattent le blasphème autant que l’athéisme. Comble de l’hypocrisie (nifak), ils répriment aussi l’adultère et l’homosexualité.

Au-delà de ces trois objectifs immédiats, la fonction ultime de cette stratégie est de renforcer les fondements de l’autoritarisme traditionnel. L’islam marocain consolide la position constitutionnelle de la Commanderie des croyants en tant que point culminant de l’autorité religieuse. Pourtant, cette institution incarnée par le roi exerce simultanément une charge politique de préservation du statu quo, ce qui revient à contrôler les acteurs religieux et à neutraliser les mouvements démocratiques qui entendent remettre en cause l’État par le bas.

Mais tous ces arrangements politico-religieux se heurtent à trois obstacles fondamentaux. Tout d’abord, le test acide de l’économie. En l’absence d’une redistribution des richesses, les acteurs sociaux ne peuvent pas manifester une obéissance sans faille. Ensuite, cet arrangement constitue un bricolage d’idées religieuses uniquement soudées entre elles par le pouvoir politique ; il pourra donc à tout moment être contesté par des mouvements dotés de connaissances théologiques cohérentes et instruits de l’histoire de l’islam. Il ne s’agit pas de sécularisation, mais de monopole de l’espace religieux. Enfin, dans le cas du Maroc, l’insistance de Mohammed VI à projeter une image personnelle non traditionnelle et moderne contredit fondamentalement cette stratégie.

La notion même de "modération" est intrinsèquement autocratique, car elle exige de dicter les limites du discours religieux. Or le véritable objectif ne devrait pas être l’islam modéré, mais l’islam éclairé. Et cette lumière exige une pensée critique, laquelle est l’ennemi désigné de tout autoritarisme.



(1) Nabil Mouline, Le Califat. Histoire politique de l’islam, Flammarion, coll. « Champs Histoire », Paris, 2016.

(2) Cf. Mohammed Arkoun, Essais sur la pensée islamique, Maisonneuve et Larose, Paris, 1973.

(3) Cf. Rudolph Peters, Jihad in Classical and Modern Islam : A Reader, Markus Wiener Publishers, coll. « Princeton Series on the Middle East », Princeton, 1996.

(4) Lire Alain Gresh, « En Egypte, la révolution à l’ombre des militaires », Le Monde diplomatique, août 2013.

(5) Lire Marie Kostrz, « Le Hezbollah maître du jeu libanais », Le Monde diplomatique, avril 2016.

(6) Lire Pierre Puchot, « Le consensus pour sortir de la crise », dans « Le défi tunisien », Manière de voir, n° 160, août-septembre 2018.

(7) Cf. Alfred Stepan, « Tunisia’s translation and the twin toleration », Journal of Democracy, vol. 23, n° 2, Baltimore, avril 2012.

(8) Cf. par exemple Gabrielle Angey, « La recomposition de la politique étrangère turque en Afrique subsaharienne. Entre diplomatie publique et acteurs privés », note de l’Institut français des relations internationales (IFRI), Paris, mars 2014.

(9) Cf. Natana J. Delong-Bas, Islam wahhabite, Erick Bonnier, coll. « Encre d’Orient », Paris, 2018.

(10) Lire Gilbert Achcar, « Au Proche-Orient, la stratégie saoudienne dans l’impasse », Le Monde diplomatique, mars 2018.

De l’Algérie au Soudan, les répliques du "printemps arabe"

Mars 2020

En 2019, les mouvements contestateurs dans le monde arabe s’inscrivent dans la droite ligne des révoltes de 2011-2012. Près d’une décennie plus tard, l’opposition exige toujours le démantèlement des pouvoirs en place, mais peine à y parvenir, faute de se structurer sur le plan politique. Dans le Golfe comme au Maghreb et au Proche-Orient, le confessionnalisme ne détermine plus les rivalités géopolitiques.

Les sismologues connaissent bien le phénomène : les répliques occasionnent souvent plus de dégâts que les tremblements de terre qui les précèdent. Le "printemps arabe" de 2011-2012 a causé de profondes fissures dans les systèmes autoritaires qui régissent la région, démontrant la puissance des mouvements populaires quand ils brisent le mur de la peur. En 2019 a eu lieu sa plus grande réplique, avec une vague de protestations qui a ébranlé plusieurs pouvoirs en place.

L’agitation actuelle en Algérie, en Égypte, en Irak, en Jordanie, au Liban et au Soudan apparaît comme l’amplification logique du "printemps arabe". Elle prouve une nouvelle fois que les sociétés concernées, toujours confrontées à l’injustice économique et politique, refusent de capituler. Bien sûr, leurs adversaires — les régimes autoritaires — demeurent également déterminés à garder le pouvoir ; ils tentent de s’adapter à la contestation pour survivre. Les données structurelles n’ont pas changé depuis les soulèvements de 2011-2012, et c’est ce qui engendre les répliques. Première de ces données : la jeunesse. Un tiers de la population a moins de 15 ans, un autre tiers entre 15 et 29 ans. Au cours de la dernière décennie, le monde arabe a vu sa génération la plus jeune, la plus importante sur le plan démographique et la plus instruite devenir adulte. Cette classe d’âge se caractérise également par sa profonde immersion dans les médias sociaux et par sa maîtrise des technologies en ligne.

La deuxième constante est économique. Le développement de la région reste anémique. En dehors des riches monarchies du Golfe, les taux de chômage et de pauvreté se sont aggravés dans la plupart des États. Selon la Banque mondiale, 27 % des jeunes Arabes sont au chômage, plus que dans toute autre région du monde (1). Le désir d’émigrer, principalement pour des raisons économiques, a atteint des niveaux historiquement élevés. Dans le dernier rapport d’Arab Barometer (2), un tiers ou plus des personnes interrogées en Algérie, en Irak, en Jordanie, au Maroc, au Soudan et en Tunisie ont déclaré vouloir quitter leur pays. Au Maroc, 70 % des 18-29 ans rêvent de départ. Cyniques, les gouvernements ne font pas grand-chose pour endiguer cette hémorragie et se débarrassent de la sorte de jeunes voués à protester contre leur situation matérielle.

Des régimes qui iront jusqu’au bout

Troisième cause structurelle qui alimente le ressentiment général : le manque de progrès dans la manière de gouverner. L’absence de politiques et de pratiques démocratiques — sauf en Tunisie — s’est traduite par une marginalisation croissante de la population. De nombreux citoyens considèrent que la corruption est endémique et que les possibilités de trouver un emploi ou de bénéficier de services efficaces passent par des faveurs et par l’appartenance à des réseaux clientélistes, au détriment de l’excellence méritocratique.

Si les structures demeurent figées, le paysage actuel de la contestation inclut de nouvelles tendances. D’abord, les mouvements populaires ont compris que renverser le dirigeant en place ne garantissait pas un changement de régime, en particulier si les appareils militaires et sécuritaires gardent la main sur des domaines réservés et si les règles du jeu politique ne changent pas. Ainsi, les protestataires ne sont pas demandeurs d’élections convoquées à la hâte. Les activistes algériens et soudanais tiennent à éviter les erreurs de la révolution égyptienne de 2011 (3) et réclament que toutes les composantes du système autoritaire soient démantelées.

Par ailleurs, les manifestants sont davantage conscients des avantages et des inconvénients des technologies de l’information. Par le passé, les réseaux sociaux permettaient de contourner la censure et d’échapper à la répression étatique. Aujourd’hui, ils permettent aussi d’exprimer un engagement et de mener des combats, certes virtuels mais permanents, contre l’État par le biais de créations artistiques, de l’humour ou de critiques féroces visant à délégitimer les dirigeants et les institutions. Ce type de dissidence se développe particulièrement en Algérie et au Liban — où les mouvements protestataires n’ont toutefois pas oublié d’investir la rue —, mais il touche aussi des pays perçus par l’Occident comme plus calmes, par exemple le Maroc ou la Jordanie. Les médias sociaux dans le monde arabe sont passés du statut de moyen d’évasion à celui de terrain d’affrontement entre l’État et une partie de la société. Inconvénient majeur pour les protestataires : le pouvoir utilise aussi Internet et ses réseaux pour diffuser sa propagande et pour repérer, puis réprimer, les opposants les plus actifs.

Enfin, les militants se sont davantage éloignés des grandes idéologies. Le "printemps arabe" s’était déjà distingué par un désenchantement à l’égard des grands "ismes" : panarabisme, islamisme, socialisme, nationalisme. Désormais, les mouvements de masse ne sont plus guère sensibles aux promesses utopiques ; ils préfèrent les combats quotidiens destinés à améliorer le gouvernement de leur État. La réplique du séisme de 2011-2012 a renforcé cette évolution en mettant fin à l’idylle philosophique avec la démocratie. Ce que demandent d’abord les forces d’opposition, c’est le démantèlement de toutes les structures de l’ancienne économie politique qui engendrent les inégalités et les injustices. Les femmes jouent également un rôle plus central dans ces nouveaux mouvements populaires, d’où il découle que la critique radicale contre l’ordre ancien vise également le patriarcat.

Les régimes autoritaires ont, eux aussi, tiré les leçons des événements de la décennie. Les destins de l’ancien président Zine El-Abidine Ben Ali en Tunisie et de son homologue Ali Abdallah Saleh au Yémen leur ont montré que louvoyer autour de manœuvres démocratiques était dangereux. Quand les mouvements populaires s’attaquent au système, la stratégie gagnante pour les pouvoirs en place n’est plus de tolérer la dissidence dans l’espoir que ce gage de bonne volonté leur fasse gagner du temps. La réponse rationnelle des gouvernements est dorénavant de continuer à réprimer.

Le sort des dissidents saoudiens exilés est emblématique des procédés extrêmes employés face à tout ce qui représente une menace. Et l’usage de cette violence a été conforté par un constat des plus cyniques : les régimes sont assurés de l’impunité. La "communauté internationale" peut bien fustiger les violations des droits humains : les puissances étrangères s’accommodent de la manière dont les États arabes traitent l’opposition démocratique. Allié précieux de l’Occident, le régime du maréchal et président égyptien Abdel Fatah Al-Sissi n’a dû rendre de comptes ni sur le renversement d’un gouvernement élu et le meurtre de plusieurs centaines de personnes lors de manifestations sur la place Rabia-El-Adaouïa au Caire, en 2013 (4), ni sur la mort dans des conditions suspectes de l’ancien président Mohamed Morsi durant son procès, en juin 2019.

L’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi à l’intérieur du consulat de son pays à Istanbul (5), le 2 octobre 2018, n’a pas non plus perturbé les relations entre Riyad et le reste du monde. En Syrie, malgré le carnage de la guerre civile, M. Bachar Al-Assad gouverne toujours. En janvier 2011, l’offre de la ministre des affaires étrangères française Michèle Alliot-Marie d’aider le régime tunisien de Ben Ali avait fait scandale ; en revanche, lorsque la France soutient en Libye la médiation de l’Organisation des Nations unies (ONU) tout en armant les troupes du maréchal Khalifa Haftar, la chose passe presque inaperçue.

Le Soudan constitue un cas particulier de réplique au "printemps arabe". Il y existe une possibilité que des négociations pacifiques ouvrent la voie à la démocratie, alors que ce n’est pas le cas dans d’autres États en ébullition. L’importance de la mobilisation permet aux dirigeants de l’opposition de rallier l’opinion populaire quand, dans le même temps, les hommes au pouvoir n’ont pas de parrain international. Mais cela demeure une exception. Le Soudan se distingue d’autres pays arabes par la vitalité de sa société civile, par l’existence d’associations professionnelles très actives et par la volonté des militants d’amener les dirigeants militaires à la table des négociations. Car, depuis des décennies, syndicats, organisations non gouvernementales, etc., ne rechignent pas à entrer dans la sphère politique.

À l’inverse, en Irak, au Liban et en Algérie, la réplique actuelle du "printemps arabe" est marquée par un profond "dégagisme", par la volonté d’en finir avec les anciennes élites politiques. Mais cette exigence radicale ne s’accompagne d’aucune structuration politique qui permettrait de traiter avec le régime : les protestataires restent à l’écart de l’arène politique, craignant que le moindre contact avec la classe dirigeante ne leur fasse perdre du crédit. Les mobilisations sont également marquées par une organisation horizontale qui empêche l’émergence de leaders et de porte-parole. Si elle était au départ un atout — ne serait-ce que parce qu’elle limitait l’efficacité de la répression —, cette absence de dirigeants contestataires compromet désormais la possibilité d’une sortie de crise. Le "dégagisme" conduit parfois à des impasses.

D’autant que, dans plusieurs pays, les manifestants ne disposent d’aucun levier économique pour faire pression sur le pouvoir. Les régimes algérien et irakien dépendent des exportations d’hydrocarbures, dont l’exploitation se fait dans des industries enclavées, sociologiquement et géographiquement éloignées de la société. Les hirak (mouvements populaires) dans ces pays ne peuvent pas agir sur le cœur économique du régime. Mouvements populaires et systèmes autoritaires sont tous deux dans l’impasse, mais l’avenir appartient aux premiers.

Au-delà des leçons tirées du "printemps arabe" par les régimes et les oppositions, le paysage confessionnel et la situation géopolitique ont beaucoup évolué. Les affrontements actuels entre les pouvoirs et leurs sociétés ne s’inscrivent plus autant qu’avant dans la rivalité entre le sunnisme contre-révolutionnaire, incarné notamment par certaines monarchies du Golfe, et le camp iranien.

Afin d’endiguer l’élan contestateur de 2011-2012, le bloc contre-révolutionnaire dirigé par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis (EAU) a délibérément exacerbé les conflits confessionnels dans l’espoir de fragmenter les sociétés et de confondre toute opposition démocratique avec le camp iranien. Téhéran et ses obligés — le Hezbollah libanais, le régime de M. Al-Assad, les milices houthistes (au Yémen) et irakiennes — ont largement contribué à cette fracture : le chauvinisme sunnite promu par Riyad et Abou Dhabi constituait un repoussoir opportun pour influer sur divers conflits nationaux et justifier un soutien aux acteurs alignés sur le camp chiite.

Limites de l’influence saoudienne

Ces stratégies régionales sont désormais en panne. Au sein de l’axe iranien, le récit confessionnel a perdu de son attrait auprès des jeunes militants. Au Liban et en Irak, le "dégagisme" n’épargne aucune confession. En Irak, des protestataires chiites n’ont pas hésité à attaquer des missions diplomatiques iraniennes (6). La donne a changé pour Téhéran, désormais en proie à une double contestation, à la fois sur le plan intérieur — avec des manifestations régulières contre le régime théocratique — et dans sa sphère d’influence.

La campagne contre-révolutionnaire du bloc Riyad - Abou Dhabi a également échoué. Les aides consenties à certains dirigeants arabes n’ont pas garanti la stabilité de leur régime. En Égypte, malgré l’aide des pays du Golfe, M. Al-Sissi n’a pas pu imposer un nouveau modèle de régime fort mêlant autoritarisme, développement économique rapide et stabilité politique. Au contraire : l’Égypte, où l’armée est devenue un acteur de poids qui régente tous les secteurs de l’économie, représente un antimodèle qu’aucun pays arabe ne souhaite imiter.

Les échecs de la coalition sunnite mettent en lumière les limites de l’influence saoudienne. Dernier exemple en date : l’hostilité de nombreuses capitales arabes à l'"accord du siècle" concocté par M. Donald Trump pour mettre fin au conflit israélo-palestinien (lire "Israël-Palestine, un plan de guerre"). Malgré ses efforts, le prince héritier Mohammed Ben Salman n’a pas réussi à faire passer la pilule d’un plan qui réalise les rêves de la droite israélienne. Autre exemple de l’échec saoudien : la guerre au Yémen, qui, devenue un bourbier aux conséquences humanitaires tragiques, n’a été marquée par aucune victoire stratégique de Riyad. Au contraire, elle a révélé les faiblesses militaires intrinsèques du royaume et ses défaillances dans sa capacité à projeter ses forces à l’extérieur de ses frontières.

Enfin, sur le plan intérieur, l’objectif national de diversifier l’économie en diminuant la dépendance aux hydrocarbures est loin d’être atteint. L’entrée à la Bourse de Riyad de la compagnie pétrolière publique Aramco, à la fin de l’année dernière, n’a pas suscité l’enthousiasme attendu chez les investisseurs internationaux. L’opération semble avoir plutôt prolongé, mais en douceur, l’affaire dite du "Ritz-Carlton", quand, en novembre 2017, de nombreuses personnalités saoudiennes avaient été retenues dans ce grand hôtel de Riyad, puis libérées en échange de contributions importantes aux caisses du Trésor saoudien (7). En décembre, après maintes tergiversations quant au prix d’introduction de l’action Aramco, de nombreux investisseurs saoudiens ont été obligés d’acquérir des titres du groupe, au détriment de leurs propres actifs, cédés pour financer ces achats. Annoncée à grand renfort de publicité, l’ouverture du capital d’Aramco ne témoigne pas d’une privatisation ou d’une diversification de l’économie, mais illustre plutôt le renforcement du contrôle du prince héritier sur l’économie.

Le camp contre-révolutionnaire sunnite doit aussi compter avec les changements de fond survenus dans la stratégie géopolitique des États-Unis. En tant que superpuissance, Washington ne considère plus le monde arabe comme essentiel. Grâce à de nouvelles sources d’approvisionnement, l’économie américaine de même que les grands marchés mondiaux peuvent résister à toute interruption de la production de pétrole proche-orientale. En outre, des adversaires tels que l’Organisation de l’État islamique (OEI) ou l’Iran ne représentent pas des menaces existentielles, comme autrefois AlQaida. Et l’opinion publique, lassée des conflits à répétition au Proche-Orient, refuse que les États-Unis interviennent dans la région, sauf dans le cas d’une attaque iranienne contre Israël.

L’hégémonisme américain s’atténue

De toute évidence, l’administration de M. Trump a pratiquement abandonné son rôle de protecteur des pays du Golfe contre l’Iran. L’assassinat du général iranien Ghassem Soleimani, en janvier, était davantage motivé par la volonté de démontrer la fermeté de Washington face aux troubles irakiens qui menaçaient l’ambassade américaine à Bagdad. Jusque-là, les États-Unis avaient refusé de s’engager dans une opération militaire anti-iranienne, même après la saisie par les pasdarans (gardiens de la révolution) de pétroliers dans le Golfe, la destruction d’un drone américain ou l’attaque contre des raffineries de pétrole saoudiennes. De même, l’abandon par Washington de ses alliés kurdes dans le nord-est de la Syrie et sa passivité face à l’intervention militaire turque dans la région témoignent de ce réajustement stratégique.

Les États-Unis sont entrés dans une phase jacksonienne (8) de leur politique étrangère, leurs interventions extérieures n’étant destinées qu’à assurer leur sécurité intérieure, et sans engagements à long terme. Cette baisse d’intensité de l’hégémonisme américain contraint l’Arabie saoudite et l’Iran à dresser des constats supplémentaires. Riyad sait désormais que le soutien américain ne lui est plus inconditionnel. Téhéran ne peut ignorer les limites de son influence et de sa capacité de nuisance régionales, l’attaque des raffineries saoudiennes n’ayant guère affecté les cours de l’or noir. Certes, un embrasement dans la région demeure toujours possible autour de la question de la sécurité d’Israël. De même, il est possible que des affrontements limités continuent d’opposer les États-Unis et l’Iran. Cela contribuera à déstabiliser la région, mais sans atteindre, sauf imprévu, la dimension d’un conflit majeur avec des batailles ouvertes entre les forces américaines et iraniennes.

L’ordre régional qui a défini le Proche-Orient dans les années 2010 s’organise désormais selon une nouvelle logique. L’Arabie saoudite revient peu à peu sur son embargo contre le Qatar, décrété au printemps 2017 — sa plus grande erreur de politique étrangère depuis une génération. De leur côté, les EAU se désengagent militairement du Yémen. Riyad comme Abou Dhabi sont également davantage disposés à dialoguer directement avec l’Iran dans l’espoir d’atténuer les tensions régionales. Mais cela ne signifie pas que l’Arabie saoudite et les EAU renonceront à leur rapprochement avec Israël, et cela pour des raisons essentiellement liées à leur sécurité. Les technologies israéliennes de défense, mais aussi de surveillance, y compris informatique, pèsent lourdement dans ce mariage de complaisance. La capacité de Tel-Aviv à frapper militairement, en n’importe quel endroit, les intérêts de l’Iran et de ses alliés entre aussi en ligne de compte.

Le déclin de l’hégémonie américaine se manifeste aussi dans l'"accord du siècle" proposé par M. Trump en janvier dernier. Les États-Unis ont toujours appuyé le gouvernement israélien. Mais, cette fois, leur proposition démontre qu’ils ont entièrement renoncé à jouer leur comédie d’une médiation entre les parties pour permettre à la droite israélienne de liquider le dossier.

L’Arabie saoudite, ses partenaires régionaux et l’Iran ont pris conscience des limites de la stratégie de la corde raide dans le Golfe, et du caractère irrationnel du conflit latent qui les oppose dans la région. Ces acteurs s’affrontent désormais ailleurs, leurs rivalités géopolitiques s’exprimant dans le pourtour méditerranéen oriental. Ici, deux nouvelles alliances se forment. D’un côté, l’Égypte, Israël, Chypre et la Grèce, dont la présence maritime et les collaborations militaires accrues s’expliquent par leurs intérêts communs dans l’exploitation de réserves de gaz naturel offshore. En opposition à ce bloc, on trouve le Qatar, la Turquie et le gouvernement libyen installé à Tripoli. Dans cette configuration, la Libye est désormais arrachée au Maghreb pour rejoindre l’arène du Levant, où la violence entre ces deux blocs s’exprime par procuration. Divisé, en proie à une guerre civile impliquant plusieurs acteurs, ce pays est devenu une zone d’anarchie où des mercenaires étrangers et des drones agissent sur les lignes de front tandis que des forces extérieures soutiennent ouvertement un camp ou un autre. À bien des égards, la Libye est peut-être la principale victime de la redéfinition en cours des rivalités géopolitiques en Afrique du Nord et au Proche-Orient.

Dans ce remodelage, la Russie représente un cas à part. Présent en Syrie, actif en Libye, ce pays agit par impulsions contre-révolutionnaires, mais cela ne relève pas d’une stratégie globale. Pour Moscou, certains régimes autoritaires sont avant tout des partenaires qui servent ses intérêts dans des conjonctures spécifiques. La palette d’action russe inclut alors des interventions militaires peu coûteuses, mais très efficaces, qui requièrent de petites bases et font souvent appel à des partenaires privés. La société militaire Wagner réussit là où l’américaine Blackwater a échoué, ses opérations s’étendant de la Syrie à la République centrafricaine. Moscou n’a pas de vision à long terme de l’ordre régional et saisit les occasions des conflits existants, qui lui offrent la possibilité d’empocher des bénéfices géopolitiques à moindre coût. La vision russe est donc tactique plutôt que stratégique.

Illusion du modèle monarchique

Hormis au Soudan, tous les mouvements de contestation sont dans l’impasse. Cela remet au goût du jour l’habituelle interrogation : les monarchies seraient-elles la solution idéale en matière de stabilité politique? Cette question avait déjà été soulevée au début des années 2010 après la chute du président tunisien Ben Ali et celle de son homologue égyptien Hosni Moubarak. Les monarchies jouiraient d’une plus grande légitimité du fait de leurs racines culturelles et sociales profondes dans la société. Elles seraient aussi mieux aptes à arbitrer les conflits et à assurer une direction du pays durant les crises, du fait de leur souplesse et de leur flexibilité en tant qu’institutions politiques capables de s’élever au-dessus des mêlées partisanes.

À la différence des royaumes et des émirats du Golfe, où l’activité politique est limitée — sauf au Koweït, où existe un parlement élu —, le Maroc et la Jordanie, deux pays où se tiennent des élections parlementaires, ont longtemps alimenté le plaidoyer en faveur des monarchies dans le monde arabe. Ils combinaient l’existence d’un pouvoir royal actif et de divers partis politiques, dont certains se réclamaient de l’opposition sans toutefois aller jusqu’à remettre en cause la monarchie. Mais, au cours des dernières années, le mode de gouvernement est resté inchangé. Et ni la monarchie chérifienne ni sa cousine hachémite ne se sont révélées capables de faire preuve de la flexibilité et de la réactivité qui leur permettaient jadis de désamorcer les crises, notamment en cooptant une partie de l’opposition. En Jordanie, la présence de près d’un million de réfugiés syriens dans le royaume et les craintes liées à l’impasse palestinienne ont influé sur la marge de manœuvre de l’opposition. Le Maroc ne connaît pas de menace extérieure de ce genre.

En face, les protestataires ont appris à leurs dépens que la remise en cause de la monarchie était une limite à ne pas franchir. Tant qu’ils s’en abstiennent, les régimes monarchiques peuvent s’adapter et perpétuer leurs anciennes habitudes conservatrices. Pour utiliser une métaphore économique, un produit qui jouit d’un monopole sur le marché peut se permettre de ne jamais changer ; mais, si un produit concurrent fait son apparition, il doit évoluer pour survivre. Dans cet ordre d’idées, au Maroc, les contestateurs vont désormais au-delà des limites qu’ils s’étaient fixées en désacralisant la monarchie. Un sentiment antimonarchique s’exprime déjà. Une fois que le statu quo deviendra intenable, la question pour la royauté sera de savoir comment utiliser ce qu’il lui reste de légitimité et de ressources politiques pour endiguer les courants républicains.



(1) Banque mondiale, https://data.worldbank.org

(2) « Arabs are losing faith in religious parties and leaders », Arab Barometer, 5 décembre 2019.

(3) Lire Alain Gresh, « En Egypte, la révolution à l’ombre des militaires », Le Monde diplomatique, août 2013.

(4) « Égypte : les forces de sécurité ont recouru à une force meurtrière excessive », Human Rights Watch, New York, 19 août 2013.

(5) Lire Akram Belkaïd, « L’affaire Kashoggi met Riyad sous pression », Horizons arabes, Les blogs du Diplo, 15 octobre 2018.

(6) Lire Feurat Alani, « Les Irakiens contre la mainmise de l’Iran », Le Monde diplomatique, janvier 2020.

(7) Lire Ibrahim Warde, « Singulière amitié entre Riyad et Washington », Le Monde diplomatique, décembre 2017.

(8) Lire Olivier Zajec, « Les cabotages diplomatiques de Donald Trump », Le Monde diplomatique, janvier 2018.

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